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Soie
Alessandro Baricco
Alessandro Baricco
Soie
Traduit de
l’italien par Françoise Brun

Albin Michel
1
Bien que son père eût imaginé
pour lui un brillant avenir dans l’armée, Hervé Joncour avait fini par gagner
sa vie grâce à une profession insolite, à laquelle n’étaient pas étrangers, par
une singulière ironie, des traits à ce point aimables qu’ils trahissaient une
vague inflexion féminine.
Pour vivre, Hervé Joncour
achetait et vendait des vers à soie.
On était en 1861. Flaubert
écrivait Salammbô, l’éclairage électrique n’était encore qu’une
hypothèse et Abraham Lincoln, de l’autre côté de l’Océan, livrait une guerre
dont il ne verrait pas la fin.
Hervé Joncour avait trente-deux
ans.
Il achetait, et il vendait.
Des vers à soie.
2
En réalité, Hervé Joncour achetait
et vendait des vers à soie quand ces vers étaient encore sous la forme d’œufs
minuscules, d’une couleur jaune ou grise, immobiles et en apparence morts. Sur
la seule paume de la main, il pouvait en tenir des milliers.
« Ce qui s’appelle avoir
une fortune entre les mains. »
Aux premiers jours de mai, les
œufs s’ouvraient, libérant une larve qui, après trente jours d’alimentation
forcenée à base de feuilles de mûrier, travaillait à se réenfermer dans un
cocon, pour s’en évader ensuite définitivement deux semaines plus tard en
laissant derrière elle un patrimoine équivalant en fil à mille mètres de soie
grège et en argent à une quantité considérable de francs français : à la
condition que tout se déroulât dans le respect des règles et, ce qui était le
cas pour Hervé Joncour, dans quelque région du midi de la France.
Lavilledieu était le nom de la
bourgade où vivait Hervé Joncour.
Hélène, celui de sa femme.
Ils n’avaient pas d’enfants.
3
Pour éviter les ravages des
épidémies qui affectaient de plus en plus souvent les élevages européens, Hervé
Joncour allait acheter les œufs de vers à soie jusque de l’autre côté de la
Méditerranée, en Syrie et en Égypte. En cela résidait l’aspect le plus
spécifiquement aventureux de son travail. Chaque année, aux premiers jours de
janvier, il partait. Il traversait mille six cents milles de mer et huit cents
kilomètres de terre. Il choisissait les œufs, négociait le prix, achetait. Puis
il faisait demi-tour, traversait huit cents kilomètres de terre et mille six
cents milles de mer et s’en revenait à Lavilledieu, en général le premier
dimanche d’avril, en général à temps pour la grand-messe.
Il travaillait encore deux
semaines à emballer les œufs et à les vendre.
Le reste de l’année, il se
reposait.
4
— Et elle est comment, l’Afrique ?
lui demandaient les gens.
— Fatiguée.
Il avait une grande maison à la
sortie du bourg et un petit atelier, dans le centre, juste en face de la maison
abandonnée de Jean Berbek.
Jean Berbek avait décidé un jour
de ne plus parler. Il tint promesse. Sa femme et ses deux filles le quittèrent.
Il mourut. De sa maison, personne n’avait voulu, et c’était donc maintenant une
maison abandonnée.
À acheter et vendre des vers à
soie, Hervé Joncour gagnait chaque année une somme suffisante pour assurer à sa
femme et à lui-même ce confort qu’en province on tendrait à nommer luxe. Il
jouissait avec discrétion de ses biens, et la perspective, vraisemblable, de
devenir réellement riche, le laissait tout à fait indifférent.
C’était au reste un de ces
hommes qui aiment assister à leur propre vie, considérant comme déplacée
toute ambition de la vivre.
On aura remarqué que ceux-là
contemplent leur destin à la façon dont la plupart des autres contemplent une
journée de pluie.
5
Si on le lui avait demandé,
Hervé Joncour aurait répondu que sa vie continuerait ainsi toujours. Au début
des années soixante, cependant, l’épidémie de pébrine qui avait rendu
inutilisables les œufs des élevages européens se répandit au-delà des mers,
jusqu’en Afrique et même, selon certains, jusqu’en Inde. Hervé Joncour rentra
de son voyage habituel, en 1861, avec un approvisionnement en œufs qui se
révéla, deux mois plus tard, presque totalement infecté. Pour Lavilledieu,
comme pour tant d’autres villes qui fondaient leur richesse sur la production
de la soie, cette année-là parut représenter le début de la fin. La science se
montrait incapable de comprendre les causes des épidémies. Et la terre entière,
jusque dans ses régions les plus reculées, paraissait prisonnière de ce
sortilège sans explication.
— Pas toute la
terre, dit doucement Baldabiou, pas toute, en versant deux doigts d’eau
dans son verre d’anisette.
6
Baldabiou était l’homme qui,
vingt ans plus tôt, était arrivé dans le bourg, s’était dirigé droit sur le
cabinet du maire, y était entré sans se faire annoncer, avait posé sur son
bureau une écharpe en soie couleur de crépuscule et lui avait demandé
— Savez-vous ce que
c’est ?
— Affaires de femme.
— Erreur. Affaires
d’homme : de l’argent. Le maire le fit jeter dehors.
Lui, il construisit une
filature, en bas, près de la rivière, un hangar pour l’élevage des vers à soie,
accolé à la forêt, et une petite église consacrée à sainte Agnès, au croisement
de la route pour Viviers. Il engagea une dizaine d’ouvriers, fit venir d’Italie
une mystérieuse machine en bois, toute en engrenages et en roues, et ne dit
plus rien pendant sept mois. Puis il revint chez le maire et posa sur son
bureau, bien alignés, trente mille francs en grosses coupures.
— Savez-vous ce que
c’est ?
— De l’argent.
— Erreur. C’est la preuve
que vous êtes un con.
Puis il reprit les billets, les
glissa dans son portefeuille et fit mine de partir. Le maire l’arrêta.
— Que diable devrais-je
faire ?
— Rien : et vous serez
le maire d’une petite ville riche.
Cinq ans plus tard, Lavilledieu
avait sept filatures et était devenu l’un des principaux centres européens de
sériciculture et de filage de la soie. Tout n’appartenait pas à Baldabiou.
D’autres notables et propriétaires terriens locaux l’avaient suivi dans cette
curieuse aventure industrielle. À chacun d’eux, Baldabiou avait dévoilé, sans
difficultés, les secrets du métier. C’était bien plus amusant pour lui que
faire de l’argent à la pelle. Enseigner. Et avoir des secrets à raconter. Il
était comme ça, cet homme.
7
Baldabiou était aussi l’homme
qui, huit ans plus tôt, avait changé la vie d’Hervé Joncour. C’était à l’époque
où les premières épidémies commençaient à attaquer la production européenne de
vers à soie. Sans se troubler, Baldabiou avait étudié la situation et était parvenu
à la conclusion que le problème n’était pas à résoudre mais à contourner. Il
avait l’idée, il ne lui manquait que l’homme. Il sut l’avoir trouvé quand il
vit Hervé Joncour passer devant le café de Verdun, élégant dans son uniforme de
sous-lieutenant d’infanterie et fier avec son allure de militaire en
permission. Hervé Joncour avait vingt-quatre ans, alors. Baldabiou l’invita
chez lui, étala sous ses yeux un atlas rempli de noms exotiques et lui dit
— Félicitations. Tu as
enfin trouvé un travail sérieux, mon garçon.
Hervé Joncour écouta toute une
histoire qui parlait de vers à soie, d’œufs, de Pyramides et de voyages en
bateau. Puis il dit
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ?
— Parce que dans deux jours
ma permission est terminée, je dois rentrer à Paris.
— Carrière militaire ?
— Oui. C’est ce que mon
père a décidé.
— Ce n’est pas un problème.
Il prit Hervé Joncour avec lui
et l’emmena chez son père.
— Savez-vous qui
c’est ?
— Mon fils.
— Regardez mieux.
Le maire se laissa aller contre
le dossier de son fauteuil de cuir, et commença à transpirer.
— Mon fils Hervé, qui dans
deux jours remontera à Paris, où l’attend une brillante carrière dans notre
armée, si Dieu et sainte Agnès le veulent.
— Exact. Sauf que Dieu est
occupé ailleurs et sainte Agnès déteste les militaires.
Un mois plus tard, Hervé Joncour
partit pour l’Egypte. Il voyagea sur un bateau qui s’appelait l’Adel.
Dans les cabines arrivait l’odeur des cuisines, il y avait un Anglais qui
disait s’être battu à Waterloo, le soir du troisième jour on vit des dauphins
luire à l’horizon comme des vagues ivres, à la roulette le seize n’arrêtait pas
de sortir. Il revint deux mois plus tard – le premier dimanche
d’avril, à temps pour la grand-messe – avec des milliers d’œufs
maintenus par de la ouate dans deux grandes boîtes en bois. Il avait des tas
des choses à raconter. Mais ce que Baldabiou lui dit, quand ils se retrouvèrent
seuls, ce fut
— Parle-moi des dauphins.
— Les dauphins ?
— La fois où tu les as vus.
C’était ça, Baldabiou.
Personne ne savait quel âge il pouvait
avoir.
8
— Pas toute la
terre, dit doucement Baldabiou, pas toute, en versant deux doigts d’eau
dans son verre d’anisette.
Nuit d’août, passé minuit. À
cette heure-là, d’habitude, Verdun avait déjà fermé depuis longtemps. Les
chaises étaient renversées, alignées, sur les tables. Son comptoir, il l’avait
nettoyé, et le reste aussi. Il n’y avait plus qu’à éteindre les lumières, et à
fermer. Mais Verdun attendait : Baldabiou était en train de parler.
Assis en face de lui, Hervé
Joncour, une cigarette éteinte aux lèvres, écoutait, immobile. Comme huit ans
plus tôt, il laissait cet homme lui réécrire posément son destin. Sa voix lui
arrivait faible et claire, rythmée par les gorgées périodiques d’anisette. Sans
s’interrompre, pendant de longues minutes. La dernière chose qu’elle dit fut
— Il n’y a pas le choix. Si
nous voulons survivre, il faut aller là-bas.
Silence.
Verdun, accoudé à son comptoir,
leva les yeux vers les deux autres.
Baldabiou tenta de trouver
encore une gorgée d’anisette, dans le fond de son verre.
Hervé Joncour posa sa cigarette
sur le bord de la table avant de dire
— Et il est où, exactement,
ce Japon ?
Baldabiou leva sa canne de jonc
en l’air et la pointa par-delà les toits de Saint-Auguste.
— Par là, toujours tout
droit. Dit-il.
— Jusqu’à la fin du monde.
9
En ce temps-là, le Japon était,
effectivement, à l’autre bout du monde. C’était une île faite d’îles et qui
avait vécu pendant deux cents ans complètement séparée du reste de l’humanité,
refusant tout contact avec le continent et interdisant l’accès à tous les
étrangers. La côte chinoise était à près de deux cents milles, mais un décret
impérial avait veillé à la rendre plus éloignée encore, empêchant sur toute
l’île la construction de bateaux à plus d’un mât. Selon une logique à sa
manière éclairée, la loi n’interdisait pas, d’ailleurs, de s’expatrier :
mais elle condamnait à mort ceux qui tentaient de revenir. Les commerçants
chinois, hollandais et anglais avaient essayé maintes fois de rompre cet
isolement absurde, mais ils n’étaient parvenus qu’à mettre en place un réseau
de contrebande périlleux et fragile. Ils y avaient gagné peu d’argent, beaucoup
d’ennuis et quelques légendes, bonnes à vendre dans les ports, le soir. Là où
ils avaient échoué, allaient réussir, par la force des armes, les Américains.
En juillet 1853, le Commodore Matthew C. Perry entra dans la rade de Yokohama à
la tête d’une flotte moderne de bateaux à vapeur et remit aux Japonais un
ultimatum qui « souhaitait » l’ouverture de l’île aux étrangers.
Les Japonais n’avaient jamais vu
jusque-là de navire capable de remonter la mer contre le vent.
Lorsque, sept mois plus tard,
Perry fut de retour pour recevoir la réponse à son ultimatum, le gouvernement
militaire de l’île se plia à la signature d’un accord qui acceptait l’ouverture
aux étrangers de deux ports dans le nord du pays, et l’établissement de
quelques premières, prudentes, relations commerciales. La mer autour de cette
île – déclara le commodore avec une certaine
solennité – est désormais beaucoup moins profonde.
10
Baldabiou connaissait toutes ces
histoires. Surtout, il connaissait une légende qui revenait très souvent dans
les récits de ceux qui y étaient allés, là-bas. Ils disaient que dans cette île
on produisait la plus belle soie du monde. Et cela depuis plus de mille ans,
selon des rites et des secrets qui avaient atteint une exactitude mystique.
Baldabiou, lui, pensait que ce n’était pas une légende mais la pure et simple
vérité. Un jour, il avait tenu dans sa main un voile tissé avec un fil de soie japonais.
C’était comme ne rien tenir entre ses doigts. Aussi, quand tout parut s’en
aller à vau-l’eau à cause de cette histoire de pébrine et des œufs malades, il
pensa ceci :
— Cette île est pleine de
vers à soie. Et une île où pendant deux cents ans aucun commerçant chinois et
aucun assureur anglais n’est parvenu à entrer est une île où aucune maladie
n’entrera jamais.
Il ne se contenta pas de le
penser : il le dit à tous les producteurs de soie de Lavilledieu, après
les avoir convoqués dans le café de Verdun. Aucun d’eux n’avait jamais entendu
parler du Japon.
— Nous devrions traverser
le monde pour aller nous acheter des œufs tels que Dieu les voudrait, dans un
endroit où quand on voit un étranger on le pend ?
— Le pendait, précisa
Baldabiou.
Ils ne savaient qu’en penser. À
l’esprit de l’un d’eux, une objection se présenta.
— Il doit bien y avoir une
raison pour que personne au monde n’ait eu l’idée d’aller acheter ses œufs
là-bas.
Baldabiou aurait pu bluffer en
rappelant que nulle part au monde il n’y avait un autre Baldabiou. Mais il
préféra dire les choses comme elles étaient.
— Les Japonais se sont
résignés à vendre leur soie. Mais leurs œufs, non. Ils les gardent pour eux. Et
celui qui essaie d’en faire sortir de l’île commet un crime.
Les producteurs de soie de
Lavilledieu étaient, à des degrés variables, des gentlemen, jamais ils
n’auraient songé à enfreindre une quelconque loi dans leur pays. L’hypothèse de
le faire à l’autre bout du monde leur parut, cependant, raisonnablement sensée.
11
On était en 1861. Flaubert
finissait Salammbô, l’éclairage électrique n’était encore qu’une
hypothèse et Abraham Lincoln, de l’autre côté de l’Océan, livrait une guerre
dont il ne verrait pas la fin. Les sériciculteurs de Lavilledieu se mirent en
société et rassemblèrent la somme, considérable, nécessaire à l’expédition. Il
parut à tous logique de la confier à Hervé Joncour. Quand Baldabiou lui demanda
s’il acceptait, il répondit par une question.
— Et il est où, exactement,
ce Japon ?
Par là, toujours tout droit. Jusqu’à
la fin du monde.
Il partit le 6 octobre.
Seul.
Aux portes de Lavilledieu, il
serra contre lui sa femme Hélène et lui dit simplement
— Tu ne dois avoir peur de
rien.
C’était une femme grande, aux
gestes lents, elle portait de longs cheveux noirs qu’elle ne rassemblait jamais
sur sa tête. Elle avait une voix superbe.
12
Hervé Joncour partit avec
quatre-vingt mille francs or, et les noms de trois hommes que Baldabiou lui
avait procurés : un Chinois, un Hollandais et un Japonais. Il passa la
frontière près de Metz, traversa le Wurtemberg et la Bavière, pénétra en
Autriche, atteignit par le train Vienne puis Budapest et poursuivit jusqu’à
Kiev. Il parcourut à cheval deux mille kilomètres de steppe russe, franchit les
monts Oural, entra en Sibérie, voyagea pendant quarante jours avant d’atteindre
le lac Baïkal, que les gens de l’endroit appelaient : mer. Il redescendit
le cours du fleuve Amour, longeant la frontière chinoise jusqu’à l’Océan, et
quand il fut à l’Océan, resta onze jours dans le port de Sabirk en attendant
qu’un navire de contrebandiers hollandais l’amène à Capo Teraya, sur la côte
ouest du Japon. À pied, en empruntant des routes secondaires, il traversa les
provinces d’Ishikawa, Toyama, Niigata, pénétra dans celle de Fukushima et
arriva près de la ville de Shirakawa, qu’il contourna par l’est, puis attendit
pendant deux jours un homme vêtu de noir qui lui banda les yeux et qui le
conduisit jusqu’à un village dans les collines où il passa la nuit, et le
lendemain matin négocia l’achat des œufs avec un homme qui ne parlait pas et
dont le visage était recouvert d’un voile de soie. Noire. Au coucher du soleil,
il cacha les œufs dans ses bagages, tourna le dos au Japon, et s’apprêta à
prendre le chemin du retour.
Il avait à peine laissé les
dernières maisons du village derrière lui qu’un homme le rejoignit, en courant,
et l’arrêta. Il lui dit quelque chose sur un ton excité et péremptoire, puis le
fit revenir sur ses pas, avec courtoisie et fermeté.
Hervé Joncour ne parlait pas
japonais et ne l’entendait pas non plus. Mais il comprit qu’Hara Kei voulait le
voir.
13
Un panneau de papier de riz
glissa, et Hervé Joncour entra dans la pièce. Hara Kei était assis sur le sol,
les jambes croisées, dans le coin le plus éloigné de la pièce. Il était vêtu
d’une tunique sombre, et il ne portait aucun bijou. Seul signe visible de son
pouvoir, une femme étendue près de lui, la tête posée sur ses genoux, les yeux
fermés, les bras cachés sous un ample vêtement rouge qui se déployait autour
d’elle, comme une flamme, sur la natte couleur de cendre. Hara Kei lui passait
lentement la main sur les cheveux : on aurait dit qu’il caressait le
pelage d’un animal précieux, et endormi.
Hervé Joncour traversa la pièce,
attendit un signe de son hôte, et s’assit en face de lui. Ils restèrent
silencieux, se regardant dans les yeux. Survint, imperceptible, un serviteur,
qui posa devant eux deux tasses de thé. Puis disparut.
Alors Hara Kei commença à
parler, dans sa langue, d’une voix monotone, diluée en une sorte de fausset
désagréablement artificiel. Hervé Joncour écoutait. Il gardait les yeux fixés
dans ceux d’Hara Kei, et pendant un court instant, sans même s’en rendre
compte, les baissa sur le visage de la femme.
C’était le visage d’une jeune
fille.
Il releva les yeux.
Hara Kei s’interrompit, prit une
des deux tasses de thé, la porta à ses lèvres, laissa passer quelques instants
et dit
— Essayez de me raconter
qui vous êtes.
Il le dit en français, en
traînant un peu sur les voyelles, avec une voix rauque, vraie.
14
À l’homme le plus imprenable du
Japon, maître de tout ce que le monde réussissait à faire sortir de cette île,
Hervé Joncour essaya de raconter qui il était. Il le fit dans sa propre langue,
en parlant lentement, sans savoir exactement si Hara Kei pouvait le comprendre.
Instinctivement, il renonça à toute prudence, rapportant, sans rien inventer ni
omettre, tout ce qui était vrai, simplement. Il alignait les petits détails et
les événements cruciaux d’une même voix, avec des gestes à peine esquissés,
mimant le parcours hypnotique, neutre et mélancolique d’un catalogue d’objets
réchappes d’un incendie. Hara Kei écoutait, sans que l’ombre d’une expression
décomposât les traits de son visage. Ses veux restaient fixés sur les lèvres
d’Hervé Joncour comme si elles étaient les dernières lignes d’une lettre
d’adieu. Dans la pièce, tout était tellement silencieux et immobile que ce qui
arriva soudain parut un événement immense, et pourtant ce n’était rien.
Tout à coup, sans bouger le
moins du monde, cette jeune fille ouvrit les yeux.
Hervé Joncour ne s’arrêta pas de
parler mais baissa instinctivement les yeux vers elle, et ce qu’il vit, sans
s’arrêter de parler, c’était que ces yeux-là n’avaient pas une forme
orientale, et qu’ils étaient, avec une intensité déconcertante, pointés sur
lui : comme s’ils n’avaient rien fait d’autre depuis le début, sous les
paupières. Hervé Joncour tourna le regard ailleurs, avec tout le naturel dont
il fut capable, essayant de continuer son récit sans que rien, dans sa voix, ne
paraisse différent. Il ne s’interrompit que lorsque ses yeux tombèrent sur la
tasse de thé, posée sur le sol, en face de lui. Il la prit, la porta à ses
lèvres, et but lentement. Puis il recommença à parler, en la replaçant devant
lui.
15
La France, les voyages en mer,
le parfum des mûriers dans Lavilledieu, les trains à vapeur, la voix d’Hélène.
Hervé Joncour continua à raconter sa vie comme jamais, de sa vie, il ne l’avait
racontée. La jeune fille continuait à le fixer, avec une violence qui arrachait
à chacune de ses paroles l’obligation de sonner comme mémorable. La pièce
semblait désormais avoir glissé dans une immobilité sans retour quand, tout à
coup, et de façon absolument silencieuse, la jeune fille glissa une main hors
de son vêtement, et la fit avancer sur la natte, devant elle. Hervé Joncour vit
arriver cette tache claire en marge de son champ de vision, il la vit effleurer
la tasse de thé d’Hara Kei puis, absurdement, continuer sa progression pour
aller s’emparer sans hésitation de l’autre tasse, celle dans laquelle il avait
bu, la soulever avec légèreté et l’emporter. Hara Kei n’avait pas un seul
instant cessé de fixer, sans expression aucune, les lèvres d’Hervé Joncour.
La jeune fille souleva
légèrement la tête.
Pour la première fois, elle
détacha son regard d’Hervé Joncour, et le posa sur la tasse.
Lentement, elle la tourna
jusqu’à avoir sous ses lèvres l’endroit exact où il avait bu.
En fermant à demi les yeux, elle
but une gorgée de thé.
Elle écarta la tasse de ses
lèvres.
La replaça doucement là où elle
l’avait prise.
Fit disparaître sa main sous son
vêtement.
Reposa sa tête sur les genoux
d’Hara Kei.
Les yeux ouverts, fixés dans
ceux d’Hervé Joncour.
16
Hervé Joncour parla encore
longtemps. Il ne s’interrompit que lorsque Hara Kei détacha ses yeux de lui et
le salua, en inclinant le buste.
Silence.
En français, traînant un peu sur
les voyelles, avec une voix rauque, vraie, Hara Kei dit
— Si vous le désirez, ce
sera un plaisir pour moi de vous voir revenir.
Pour la première fois, il
sourit.
— Les œufs que vous avez sont
des œufs de poisson, ils n’ont à peu près aucune valeur.
Hervé Joncour baissa les yeux.
Devant lui, il y avait sa tasse de thé. Il la prit et commença à la faire
tourner et à l’examiner, comme s’il cherchait quelque chose, sur le fil coloré
de son bord. Quand il eut trouvé ce qu’il cherchait, il y posa ses lèvres, et
but jusqu’au fond. Puis il reposa la tasse devant lui et dit
— Je sais.
Hara Kei se mit à rire, amusé.
— C’est pour cette raison
que vous les avez payés avec de l’or faux ?
— J’ai payé ce que j’ai
acheté.
Hara Kei redevint sérieux.
— Quand vous sortirez
d’ici, vous aurez ce que vous voulez.
— Quand je sortirai de
cette île, vivant, vous recevrez l’or qui vous revient. Vous avez ma parole.
Hervé Joncour n’attendit pas de
réponse. Il se leva, recula de quelques pas, puis s’inclina.
La dernière chose qu’il vit,
avant de sortir, ce fut les yeux de la jeune fille, fixés dans les siens,
parfaitement muets.
17
Six jours plus tard, Hervé
Joncour s’embarqua, à Takaoka, sur un navire de contrebandiers hollandais qui
le déposa à Sabirk. De là, il remonta la frontière chinoise jusqu’au lac
Baïkal, traversa quatre mille kilomètres de terre sibérienne, franchit les
monts Oural, atteignit Kiev et parcourut en train toute l’Europe, d’est en
ouest, avant d’arriver, après trois mois de voyage, en France. Le premier
dimanche d’avril – à temps pour la grand-messe – il était
aux portes de Lavilledieu. Il s’arrêta, remercia le bon Dieu, et entra dans le
bourg à pied, comptant ses pas, pour que chacun eût un nom, et pour ne plus
jamais les oublier.
— Elle est comment la fin
du monde ? lui demanda Baldabiou.
— Invisible.
À sa femme Hélène, il offrit en
cadeau une tunique de soie que, par pudeur, elle ne porta jamais. Si tu la
serrais dans ton poing, tu avais l’impression de ne rien tenir entre les
doigts.
18
Les œufs qu’Hervé Joncour avait
rapportés du Japon – accrochés par centaines sur de petites feuilles
d’écorce de mûrier – se révélèrent parfaitement sains. La production
de soie, dans la région de Lavilledieu, fut cette année-là extraordinaire, en
quantité et en qualité. Deux autres filatures s’ouvrirent, et Baldabiou fit
construire un cloître contre la petite église de Sainte-Agnès. Sans qu’on sache
bien pourquoi, il l’avait imaginé rond, et il confia donc le projet à un
architecte espagnol qui s’appelait Juan Benitez, et qui jouissait d’une
certaine renommée dans le secteur Plaza de Toros.
— Naturellement, pas de
sable, au milieu, mais un jardin. Et si c’était possible, des têtes de dauphin,
à la place des têtes de taureau, à l’entrée.
— Dauphin, señor ?
— Enfin, Benitez, le
poisson !
Hervé Joncour fit quelques
comptes et se découvrit riche. Il acheta trente acres de terre, au sud de sa
propriété, et occupa les mois de l’été à dessiner un parc où ce serait léger,
et silencieux, de se promener. Il l’imaginait invisible comme la fin du monde.
Chaque matin, il poussait jusque chez Verdun, où il écoutait les histoires de
la petite ville et feuilletait les gazettes arrivées de Paris. Le soir, il
restait longtemps assis, sous le porche de sa maison, près de sa femme Hélène.
Elle lisait un livre, à voix haute, et il était heureux car il se disait qu’il
n’y avait pas de voix plus belle que la sienne, au monde.
Il eut trente-trois ans le
4 septembre 1862. Elle pleuvait, sa vie, devant ses yeux, spectacle
tranquille.
19
— Tu ne dois avoir peur de
rien.
Puisque Baldabiou en avait
décidé ainsi, Hervé Joncour repartit pour le Japon le premier jour d’octobre.
Il passa la frontière française près de Metz, traversa le Wurtemberg et la
Bavière, pénétra en Autriche, atteignit par le train Vienne puis Budapest et
poursuivit jusqu’à Kiev. Il parcourut à cheval deux mille kilomètres de steppe
russe, franchit les monts Oural, entra en Sibérie, voyagea pendant quarante
jours avant d’atteindre le lac Baïkal, que les gens de l’endroit
appelaient : le démon. Il redescendit le cours du fleuve Amour, longeant
la frontière chinoise jusqu’à l’Océan, et quand il fut à l’Océan, resta onze
jours dans le port de Sabirk en attendant qu’un navire de contrebandiers
hollandais l’amène à Capo Teraya, sur la côte ouest du Japon. À pied, en
empruntant des routes secondaires, il traversa les provinces d’Ishikawa,
Toyama, Niigata, pénétra dans celle de Fukushima et arriva près de la ville de
Shirakawa, qu’il contourna par l’est, puis attendit pendant deux jours un homme
vêtu de noir qui lui banda les yeux et le conduisit au village d’Hara Kei.
Quand il put rouvrir les yeux, il trouva devant lui deux serviteurs qui prirent
ses bagages et l’emmenèrent à la lisière d’un bois, où ils lui indiquèrent un
sentier puis le laissèrent seul. Hervé Joncour commença à marcher dans l’ombre
que les arbres, autour de lui, découpaient dans la lumière du jour. Il ne
s’arrêta que lorsque la végétation s’ouvrit soudain, un court instant, comme
une fenêtre, sur le bord du sentier. On voyait un lac, une trentaine de mètres
plus bas. Et sur la rive de ce lac, accroupis sur le sol, dos tourné, Hara Kei
et une femme vêtue d’une robe orange, les cheveux dénoués aux épaules. À
l’instant où Hervé Joncour l’aperçut, elle se retourna, lentement, un court
instant, le temps de croiser son regard.
Ses yeux n’avaient pas une forme
orientale, et son visage était celui d’une jeune fille.
Hervé Joncour recommença à
marcher, dans l’épaisseur des fourrés, et quand il en sortit se retrouva au
bord du lac. À quelques pas de lui, Hara Kei, seul, dos tourné, était assis,
immobile, vêtu de noir. Près de lui, il y avait une robe orange, abandonnée sur
le sol, et deux sandales de paille. Hervé Joncour s’approcha. De minuscules
ondes concentriques déposaient l’eau du lac sur le rivage, comme envoyées là,
de très loin.
— Mon ami français, murmura
Hara Kei, sans se retourner.
Ils restèrent des heures, assis
l’un près de l’autre, à parler et à se taire. Puis Hara Kei se leva, et Hervé
Joncour le suivit. Dans un geste imperceptible, avant de regagner le sentier,
il laissa tomber un de ses gants à côté de la robe orange, abandonnée sur le
rivage. Ils arrivèrent au village quand déjà le soir tombait.
20
Hervé Joncour resta l’hôte
d’Hara Kei pendant quatre jours. C’était comme vivre à la cour d’un roi. Le
village tout entier existait autour de cet homme, et il n’y avait guère de
geste, dans ces collines, qui ne fût accompli pour sa défense ou pour son
plaisir. La vie bourdonnait à mi-voix, elle bougeait avec une lenteur pleine de
ruse, comme un animal traqué dans sa tanière. Le monde semblait à des siècles
de là.
Hervé Joncour avait une maison
pour lui, et cinq serviteurs qui le suivaient partout. Il mangeait seul, à
l’ombre d’un arbre coloré de fleurs qu’il n’avait jamais vues. Deux fois par
jour, on lui servait le thé avec une certaine solennité. Le soir, on
l’accompagnait dans la salle la plus grande de la maison, où le sol était en
pierre, et où il se prêtait au rituel du bain. Trois femmes, âgées, le visage
recouvert d’une sorte de fard blanc, faisaient couler l’eau sur son corps et
l’essuyaient à l’aide de linges de soie, tièdes. Elles avaient des mains
rêches, mais très légères.
Le matin du second jour, Hervé
Joncour vit arriver dans le village un Blanc : accompagné de deux chariots
remplis de grandes caisses en bois. C’était un Anglais. Il n’était pas là pour
acheter. Il était là pour vendre.
— Des armes, monsieur[1]. Et vous ?
— Moi, j’achète. Des vers à
soie.
Ils dînèrent ensemble. L’Anglais
avait beaucoup d’histoires à raconter : depuis huit ans, il faisait
l’aller-retour entre l’Europe et le Japon. Hervé Joncour l’écouta et à la fin
seulement lui demanda
— Connaissez-vous une
femme, jeune, européenne, je crois, blanche, qui vit ici ?
L’Anglais continua de manger,
impassible.
— Il n’y a pas de femmes
blanches au Japon.
Il n’existe pas une seule femme blanche dans tout le Japon.
L’Anglais repartit le lendemain,
chargé d’or.
21
Hervé Joncour ne revit Hara Kei
que le matin du troisième jour. Il s’aperçut que ses cinq serviteurs avaient
soudain disparu, comme par enchantement, et quelques instants plus tard il le
vit arriver. Cet homme autour duquel tous, dans ce village, existaient, se
déplaçait toujours dans une bulle de vide. Comme si quelque injonction tacite
ordonnait au monde de le laisser vivre seul.
Ils gravirent ensemble le flanc
de la colline, avant d’arriver dans une clairière où le ciel était comme
sillonné par le vol de dizaines d’oiseaux aux grandes ailes bleues.
— Les gens d’ici les
regardent voler, et dans leur vol lisent le futur.
Dit Hara Kei.
— Quand j’étais un jeune
garçon, mon père m’emmena dans un endroit comme celui-ci, il me mit son arc
entre les mains et m’ordonna de tirer sur un de ces oiseaux. Je tirai, et un
grand oiseau, aux ailes bleues, tomba à terre, comme une pierre morte. Lis le
vol de ta flèche, si tu veux savoir ton futur, me dit alors mon père.
Les oiseaux volaient avec
lenteur, montant dans le ciel puis redescendant, comme s’ils avaient voulu
l’effacer, méticuleusement, avec leurs ailes.
Ils revinrent au village en
marchant dans la lumière étrange d’un après-midi qui ressemblait à un soir.
Arrivés devant la maison d’Hervé Joncour, ils se saluèrent. Hara Kei se tourna
et commença à marcher, lentement, descendant par la route qui longeait la
rivière. Hervé Joncour resta debout, sur le seuil, à le regarder : il
attendit qu’il fût à une vingtaine de pas, puis il dit
— Quand me direz-vous qui
est cette jeune fille ?
Hara Kei continua de marcher, d’un
pas lent auquel ne s’attachait aucune fatigue. Autour de lui, il y avait le
silence le plus absolu, et le vide. Comme par une injonction particulière, où
qu’il aille, cet homme allait dans une solitude inconditionnelle et parfaite.
22
Le matin du dernier jour, Hervé
Joncour sortit de sa maison et se mit à errer à travers le village. Il croisait
des hommes qui s’inclinaient sur son passage et des femmes qui, en baissant les
yeux, lui souriaient. Il comprit qu’il était arrivé non loin de la demeure d’Hara
Kei quand il vit une immense volière qui abritait un nombre incroyable
d’oiseaux, de toutes sortes : un spectacle. Hara Kei lui avait raconté
qu’il les faisait venir de tous les endroits du monde. Quelques-uns d’entre eux
valaient plus que toute la soie produite par Lavilledieu en une année. Hervé
Joncour s’arrêta pour regarder cette folie magnifique. Il se souvint d’avoir lu
dans un livre que les Orientaux, pour honorer la fidélité de leurs maîtresses,
n’avaient pas coutume de leur offrir des bijoux mais des oiseaux raffinés, et
superbes.
La demeure d’Hara Kei semblait
noyée dans un lac de silence. Hervé Joncour s’approcha et s’arrêta à quelques
mètres de l’entrée. Il n’y avait pas de portes, et sur les murs de papier
apparaissaient et disparaissaient des ombres qui derrière elles ne semaient
aucun bruit. Ça ne ressemblait pas à la vie : s’il y avait un nom pour
tout ceci, c’était : théâtre. Sans savoir quoi, Hervé Joncour s’arrêta
pour attendre : immobile, debout, à quelques mètres de la maison. Pendant tout
le temps qu’il laissa au destin, les ombres et le silence furent tout ce qui
filtra de cette scène singulière. Alors il tourna le dos et se remit à marcher,
d’un pas rapide, vers chez lui. La tête penchée, il regardait ses pas, s’aidant
ainsi à ne pas penser.
23
Le soir, Hervé Joncour prépara
ses bagages. Puis il se laissa conduire dans la grande pièce dallée de pierre,
pour le rituel du bain. Il s’étendit, ferma les yeux, et pensa à la grande
volière, gage extravagant d’amour. On posa sur ses yeux un linge mouillé. Cela
n’était jamais arrivé, avant. Instinctivement, il voulut l’enlever, mais une
main s’empara de la sienne et l’immobilisa. Ce n’était pas la main vieille
d’une vieille femme.
Hervé Joncour sentit l’eau
couler sur son corps, d’abord sur ses jambes, puis le long de ses bras, et sur
sa poitrine. De l’eau comme de l’huile. Et un étrange silence, tout autour. Il
sentit la légèreté d’un voile de soie venir se poser sur lui. Et les mains
d’une femme – d’une femme – qui l’essuyaient en caressant sa
peau, partout : ces mains, et cette étoffe tissée de rien. Pas un instant
il ne bougea, pas même quand il sentit les mains remonter de ses épaules à son
cou, et les doigts – la soie, les doigts – monter jusqu’à
ses lèvres, les effleurer, une fois, lentement, puis disparaître.
Hervé Joncour sentit encore le
voile de soie se soulever et s’éloigner de lui. La dernière sensation, ce fut
une main qui ouvrait la sienne et dans sa paume déposait quelque chose.
Il attendit longtemps, dans le
silence, ne bougeant pas. Puis, lentement, il ôta de ses yeux le linge mouillé.
Presque plus de lumière dans la pièce. Personne autour de lui. Il se releva,
prit sa tunique qui gisait, pliée, sur le sol, la jeta sur ses épaules, sortit
de la pièce, traversa la maison, arriva devant sa natte, et se coucha. Il se
mit à observer la flamme qui tremblait, ténue, à l’intérieur de la lanterne.
Et, avec application, il arrêta le Temps, pendant tout le temps qu’il le
désira.
Ce ne fut rien, ensuite,
d’ouvrir la main, et de voir ce billet. Petit. Quelques idéogrammes dessinés
l’un en dessous de l’autre. Encre noire.
24
Le lendemain, tôt, le matin,
Hervé Joncour partit. Cachés parmi ses bagages, il emportait avec lui des
milliers d’œufs de vers à soie, autrement dit l’avenir de Lavilledieu, du
travail pour des centaines de personnes, et la richesse pour une dizaine
d’autres. À l’endroit où la route tournait vers la gauche, cachant à jamais la
vue du village derrière la silhouette de la colline, il s’arrêta, sans
s’occuper des deux hommes qui l’accompagnaient. Il descendit de cheval et resta
quelques moments sur le bord de la route, le regard sur ces maisons, qui
s’agrippaient au dos de la colline.
Six jours plus tard, Hervé
Joncour s’embarqua, à Takaoka, sur un navire de contrebandiers hollandais qui
l’amena à Sabirk. De là, il remonta la frontière chinoise jusqu’au lac Baïkal,
traversa quatre mille kilomètres de terre sibérienne, franchit les monts Oural,
atteignit Kiev, et parcourut en train toute l’Europe, d’est en ouest, avant
d’arriver, après trois mois de voyage, en France. Le premier dimanche
d’avril – à temps pour la grand-messe – il était aux portes
de Lavilledieu. Il vit sa femme Hélène accourir à sa rencontre, et sentit le
parfum de sa peau quand il la serra contre lui, et le velours dans sa voix
quand elle lui dit
— Tu es revenu. Avec
douceur.
— Tu es revenu.
25
À Lavilledieu, la vie filait
simplement, réglée par une méthodique normalité. Hervé Joncour la laissa
glisser sur lui pendant quarante et un jours. Le quarante-deuxième, il
capitula, ouvrit un tiroir de sa malle de voyage, en sortit une carte du Japon,
la déplia, et prit la petite feuille qu’il y avait cachée, des mois plus tôt.
Quelques idéogrammes dessinés l’un en dessous de l’autre. Encre noire. Il
s’assit à son bureau, et resta longtemps à la regarder.
Il trouva Baldabiou chez Verdun,
au billard. Baldabiou jouait toujours seul, contre lui-même. Des parties
bizarres. Le valide contre le manchot, il les appelait. Il faisait un coup
normalement, et le coup suivant d’une seule main. Le jour où le manchot
gagnera – disait-il –, je m’en irai de cette ville. Depuis des
années, le manchot perdait.
— Baldabiou, il faut que je
trouve quelqu’un, ici, qui sache lire le japonais.
Le manchot décocha un deux
bandes avec effet rétro.
— Demande à Hervé Joncour,
il sait tout.
— Moi ? Je n’y
comprends rien.
— C’est toi le Japonais,
ici.
— Peut-être, mais je n’y
comprends rien.
Le valide se pencha sur le
billard et envoya une chandelle à six points.
— Alors il ne reste plus
que Madame Blanche. Elle a un magasin de tissus, à Nîmes.
Au-dessus du magasin, il y a un
bordel. C’est à elle, aussi. Elle est riche. Et elle est japonaise.
— Japonaise ? Et
comment est-elle arrivée ici ?
— Ne lui pose pas la
question, si tu veux obtenir quelque chose d’elle. Merde.
Le manchot venait de rater un
trois bandes à quatorze points.
26
À sa femme Hélène, Hervé Joncour
dit qu’il lui fallait se rendre à Nîmes, pour affaires. Et qu’il serait de
retour le jour même.
Il monta au premier étage,
au-dessus du magasin de tissus, au 12 de la rue Moscat, et demanda Madame
Blanche. On le fit attendre longtemps. Le salon était meublé comme pour une
fête commencée des années plus tôt et jamais terminée. Les filles étaient
toutes jeunes et françaises. Il y avait un pianiste qui jouait, en sourdine,
des airs aux senteurs de Russie. À la fin de chaque morceau, il passait la main
droite dans ses cheveux et murmurait doucement
— Voilà.
27
Hervé Joncour attendit près de
deux heures. Puis on l’accompagna dans le couloir, jusqu’à la dernière porte.
Il l’ouvrit, et entra.
Madame Blanche était assise dans
un grand fauteuil, non loin de la fenêtre. Elle était vêtue d’un kimono fait
d’une étoffe légère : entièrement blanc. À ses doigts, comme autant de
bagues, elle portait des petites fleurs d’un bleu intense.
— Qu’est-ce qui vous fait
croire que vous êtes assez riche pour pouvoir coucher avec moi ?
Hervé Joncour resta debout, face
à elle, son chapeau à la main.
— J’ai besoin que vous me
rendiez un service. Peu importe le prix.
Puis il tira de la poche
intérieure de sa veste une petite feuille, pliée en quatre, et la lui tendit.
— Il faut que je sache ce
qui est écrit là.
Madame Blanche ne bougea pas
d’un millimètre. Elle gardait les lèvres entrouvertes, on aurait dit la
préhistoire d’un sourire.
— Je vous le demande,
madame.
Elle n’avait aucune raison au
monde de le faire. Pourtant elle prit la feuille, l’ouvrit, la regarda. Elle
leva les yeux sur Hervé Joncour, puis les baissa. Elle replia la feuille,
lentement. Quand elle se pencha en avant, pour la lui redonner, son kimono
s’entrouvrit légèrement, sur sa poitrine. Hervé Joncour vit qu’elle ne portait
rien, dessous, et que sa peau était jeune et d’un blanc immaculé.
— Revenez, ou je mourrai.
Elle dit cela d’une voix froide,
en regardant Hervé Joncour dans les yeux, et sans laisser échapper la moindre
expression.
Revenez, ou je mourrai.
Hervé Joncour replaça la feuille
dans la poche intérieure de sa veste.
— Merci.
Il fit un salut de la tête,
pivota, marcha vers la porte et s’apprêta à poser quelques billets sur la
table.
— Laissez tomber.
Hervé Joncour hésita un instant.
— Je ne parle pas de
l’argent. Je parle de cette femme. Laissez tomber. Elle ne mourra pas et vous
le savez.
Sans se retourner, Hervé Joncour
posa les billets sur la table, ouvrit la porte et s’en alla.
28
Baldabiou disait que des hommes
venaient de Paris, quelquefois, pour faire l’amour avec Madame Blanche. De
retour dans la capitale, ils arboraient au revers de leur habit de soirée
quelques petites fleurs bleues, de celles qu’elle portait toujours entre les
doigts, comme autant de bagues.
29
Pour la première fois de sa vie,
Hervé Joncour emmena sa femme, cet été-là, sur la Riviera. Ils s’installèrent
pour deux semaines dans un hôtel de Nice, fréquenté surtout par des Anglais et
connu pour les soirées musicales qu’il offrait à ses clients. Hélène était
persuadée que dans un endroit aussi beau, ils réussiraient à concevoir cet
enfant qu’ils attendaient en vain depuis des années. Ensemble, ils décidèrent
que ce serait un fils. Et qu’il s’appellerait Philippe. Ils se mêlaient
discrètement à la vie mondaine de la station balnéaire, s’amusant ensuite,
enfermés dans leur chambre, à rire des personnages bizarres qu’ils avaient
rencontrés. Au concert, un soir, ils firent la connaissance d’un négociant en
fourrures, un Polonais : il disait qu’il était allé au Japon.
La nuit précédant leur départ,
Hervé Joncour se trouva réveillé, alors qu’il faisait encore nuit, et se leva,
puis s’approcha du lit d’Hélène. Au moment où elle ouvrit les yeux, il entendit
sa propre voix dire doucement :
— Je t’aimerai toujours.
30
Au début de septembre, les
sériciculteurs de Lavilledieu se réunirent pour décider de ce qu’il fallait
faire. Le gouvernement avait envoyé à Nîmes un jeune biologiste chargé d’étudier
la maladie qui rendait inutilisables les œufs produits en France. Il s’appelait
Louis Pasteur : il travaillait avec des microscopes capables de voir
l’invisible : on disait qu’il avait déjà obtenu des résultats
extraordinaires. Du Japon arrivaient des nouvelles sur l’imminence d’une guerre
civile, fomentée par les forces qui s’opposaient à l’entrée des étrangers dans
le pays. Le consulat français, installé depuis peu à Yokohama, envoyait des
dépêches qui déconseillaient pour le moment de nouer avec l’île des relations
commerciales et invitaient à l’attente d’une période plus favorable. Enclins à
la prudence, et sensibles à l’énorme dépense que comportait toute expédition
clandestine au Japon, de nombreux notables de Lavilledieu firent l’hypothèse qu’on
pouvait suspendre les voyages d’Hervé Joncour et se contenter pour cette
année-là des approvisionnements en œufs, à peu près fiables, qui transitaient
par les grands importateurs du Moyen-Orient. Baldabiou les écouta tous, sans
dire un mot. À la fin, quand ce fut son tour de parler, il se contenta de poser
sa canne de jonc sur la table et de lever les yeux vers l’homme qui était assis
en face de lui. Et il attendit.
Hervé Joncour était au courant
des recherches de Pasteur, et il avait lu les nouvelles qui arrivaient du
Japon : mais il s’était toujours refusé à les commenter. Il préférait
employer son temps à revoir le projet du parc qu’il voulait construire autour
de sa maison. En un endroit caché de son bureau, il gardait une petite feuille
pliée en quatre, avec quelques idéogrammes dessinés l’un en dessous de l’autre,
encre noire. Il avait un compte en banque substantiel, menait une vie
tranquille et caressait l’illusion raisonnable de devenir bientôt père. Quand
Baldabiou leva les yeux vers lui, il dit
— C’est à toi de décider,
Baldabiou.
31
Hervé Joncour partit pour le
Japon aux premiers jours d’octobre. Il passa la frontière près de Metz,
traversa le Wurtemberg et la Bavière, pénétra en Autriche, atteignit par le
train Vienne puis Budapest et poursuivit jusqu’à Kiev. Il parcourut à cheval
deux mille kilomètres de steppe russe, franchit les monts Oural, entra en
Sibérie, voyagea pendant quarante jours avant d’atteindre le lac Baïkal, que
les gens de l’endroit appelaient : le dernier. Il redescendit le cours du
fleuve Amour, longeant la frontière chinoise jusqu’à l’Océan, et quand il fut à
l’Océan, resta onze jours dans le port de Sabirk en attendant qu’un navire de
contrebandiers hollandais l’amène à Capo Teraya, sur la côte ouest du Japon. Ce
qu’il trouva, ce fut un pays plongé dans l’attente désordonnée d’une guerre qui
n’arrivait pas à éclater. Il voyagea pendant plusieurs jours sans recourir à la
prudence habituelle, la carte des pouvoirs et les systèmes de contrôle semblant
s’être dissous autour de lui dans l’imminence d’une explosion qui les
redessinerait totalement. À Shirakawa, il rencontra l’homme qui devait le
conduire chez Hara Kei. En deux jours, à cheval, ils arrivèrent en vue du
village. Hervé Joncour y entra à pied, afin que la nouvelle de son arrivée pût
le précéder.
32
On le conduisit dans l’une des
dernières maisons du village, en haut, à la lisière des bois. Cinq serviteurs
l’attendaient. Il leur confia ses bagages et sortit sur la véranda. À
l’extrémité opposée du village on apercevait le palais d’Hara Kei, à peine plus
haut que les autres maisons mais entouré de cèdres énormes qui en défendaient
la solitude. Hervé Joncour resta quelques instants à l’observer, comme s’il n’y
avait rien d’autre, jusqu’à l’horizon. Ce fut ainsi qu’il vit, finalement, tout
à coup, le ciel au-dessus du palais se noircir du vol de centaines d’oiseaux,
comme exploses de la terre, des oiseaux de toutes sortes, étourdis, qui
s’enfuyaient de tous côtés, affolés, et chantaient et criaient, pyrotechnie
jaillissante d’ailes, nuée de couleurs et de bruits lancée dans la lumière,
terrorisés, musique en fuite, là dans le ciel à voler.
Hervé Joncour sourit.
33
Le village commença à s’agiter
comme une fourmilière affolée : tous couraient et criaient, et regardaient
en l’air pour suivre des yeux ces oiseaux échappés, orgueil de leur seigneur
pendant des années, outrage à présent qui volait dans le ciel. Hervé Joncour
sortit de chez lui et redescendit à travers le village, marchant lentement, et
regardant devant lui avec un calme infini. Personne ne semblait le voir, et il
semblait ne rien voir. Il était un fil d’or qui courait droit, dans la trame
d’un tapis tissé par un fou. Il passa le pont sur la rivière, descendit
jusqu’aux grands cèdres, entra dans leur ombre et en ressortit Devant lui, il
vit l’immense volière, avec ses portes grandes ouvertes, absolument vide. Et
devant la volière, une femme. Il ne regarda pas autour de lui et continua
simplement à marcher, lentement, ne s’arrêtant que lorsqu’il fut face à elle.
Ses yeux n’avaient pas une forme
orientale, et son visage était celui d’une jeune fille.
Hervé Joncour fit un pas vers
elle, tendit le bras et ouvrit la main. Sur sa paume, il y avait un billet,
plié en quatre. Elle le vit et son visage tout entier se mit à sourire. Elle
posa sa main sur celle d’Hervé Joncour, serra avec douceur s’attarda un
instant, puis la retira, gardant entre ses doigts ce billet qui avait fait le
tour du monde. Elle l’avait à peine caché dans un pli de son vêtement que la
voix d’Hara Kei se fit entendre.
— Soyez le bienvenu, mon
ami français.
Il était à quelques pas. Son
kimono sombre, ses cheveux, noirs, parfaitement rassemblés sur la nuque. Il
s’approcha. Il se mit à examiner la volière, regardant l’une après l’autre les
portes grandes ouvertes.
— Ils reviendront. Il est
toujours difficile de résister à la tentation de revenir, n’est-ce pas ?
Hervé Joncour ne répondit pas.
Hara Kei le regarda dans les yeux et, très doucement, lui dit
— Venez.
Hervé Joncour le suivit. Il fit
quelques pas avant de se retourner vers la jeune fille et s’inclina pour la
saluer.
— J’espère vous revoir
bientôt.
Hara Kei continuait de marcher.
— Elle ne connaît pas votre
langue. Dit-il.
— Venez.
34
Ce soir-là, Hara Kei invita
Hervé Joncour dans sa demeure. Il y avait là quelques hommes du village, et des
femmes vêtues avec une grande élégance, le visage fardé de blanc et de couleurs
éclatantes. On buvait du saké, on fumait dans de longues pipes en bois un tabac
à l’arôme étourdissant et âpre. Arrivèrent des saltimbanques, et un homme qui
arrachait les rires par ses imitations d’hommes et d’animaux. Trois vieilles
femmes jouaient sur des instruments à cordes, sans jamais cesser de sourire.
Hara Kei était assis à la place d’honneur, vêtu de noir, les pieds nus. Dans une
robe de soie, splendide, la femme au visage de jeune fille était assise à côté
de lui. Hervé Joncour se tenait à l’extrémité opposée de la pièce : il
était assiégé par le parfum douceâtre des femmes qui l’entouraient et il
souriait avec embarras aux hommes, qui se divertissaient à lui raconter des
histoires qu’il ne comprenait pas. Mille fois il chercha ses yeux, et mille
fois elle trouva les siens. C’était comme une danse triste, secrète et
impuissante. Hervé Joncour la dansa très avant dans la nuit puis se leva, dit
quelque chose en français pour s’excuser, se débarrassa comme il put d’une
femme qui avait décidé de l’accompagner, et en s’ouvrant un chemin au milieu
des nuages de fumée et des hommes qui l’apostrophaient dans leur langue
incompréhensible, il partit. Avant de sortir de la pièce, il regarda une
dernière fois vers elle. Elle était en train de le regarder, de ses yeux
parfaitement muets, à des siècles de là.
Hervé Joncour erra à travers le
village en respirant l’air frais de la nuit, s’égarant dans les ruelles qui
escaladaient le flanc de la colline. Quand il arriva chez lui, il vit une
lanterne, allumée, qui oscillait derrière la paroi de papier. Il entra et
trouva deux femmes, debout, devant lui. Une Orientale, jeune, vêtue d’un simple
kimono blanc. Et elle. Il y avait dans ses yeux une sorte de gaieté fébrile.
Sans lui laisser le temps de rien, elle s’approcha, prit sa main, la porta à
son visage, l’effleura des lèvres puis, en la serrant fort, la posa sur les
mains de la jeune fille qui était près d’elle, et l’y maintint, un court
instant, pour que cette main ne pût s’échapper. Enfin, elle la retira, fit deux
pas en arrière, prit la lanterne, regarda un instant Hervé Joncour dans les
yeux puis s’enfuit en courant. C’était une lanterne orange. Elle disparut dans
la nuit, petite lumière qui s’enfuyait.
35
Hervé Joncour n’avait jamais vu
cette jeune fille, et en fait il ne la vit pas non plus, cette nuit-là. Dans la
chambre sans lumière, il sentit la beauté de son corps, et il connut ses mains
et sa bouche. Il l’aima pendant des heures, avec des gestes qu’il n’avait
jamais faits, se laissant enseigner une lenteur qu’il ne connaissait pas. Dans
le noir, ce n’était rien de l’aimer, et de ne pas l’aimer, elle.
Un peu avant l’aube, la jeune
fille se leva, remit son kimono blanc, et partit.
36
En face de chez lui, à
l’attendre, Hervé Joncour trouva, au matin, un homme d’Hara Kei. Il avait avec
lui quinze feuilles d’écorce de mûrier, entièrement recouvertes d’œufs :
minuscules, couleur d’ivoire. Hervé Joncour examina chaque feuille, avec soin,
puis négocia le prix et paya en écailles d’or. Avant que l’homme ne s’en allât,
il lui fit comprendre qu’il voulait voir Hara Kei. L’homme secoua la tête.
Hervé Joncour comprit, à ses gestes, qu’Hara Kei était parti le matin même,
tôt, avec sa suite, et que personne ne savait quand il reviendrait.
Hervé Joncour traversa le
village en courant, jusqu’à la demeure d’Hara Kei. Il ne trouva que des
serviteurs qui, à chacune de ses questions, répondaient en secouant la tête. La
maison paraissait déserte. Et bien qu’il cherchât autour de lui, même dans les
objets les plus insignifiants, il ne vit rien qui ressemblât à un message qui
lui fût destiné. Il quitta la maison, et en revenant vers le village, passa
devant l’immense volière. Les portes étaient à nouveau fermées. À l’intérieur,
des centaines d’oiseaux volaient, à l’abri du ciel.
37
Hervé Joncour attendit encore
deux jours un signe quelconque. Puis il partit.
À un peu plus d’une demi-heure
du village, il se trouva passer non loin d’un bois d’où arrivait un singulier,
et argentin vacarme. On y voyait, cachées parmi les feuilles, les milliers de
taches sombres d’une bande d’oiseaux, arrêtés là pour se reposer. Sans rien
expliquer aux deux hommes qui l’accompagnaient, Hervé Joncour arrêta son
cheval, prit son revolver à sa ceinture et tira six coups en l’air. La bande
d’oiseaux, terrorisée, s’éleva dans le ciel, comme la colonne de fumée
s’échappant d’un incendie. Si haute, que tu l’aurais vue à des jours et des
jours de marche. Noire dans le ciel, sans autre but que son propre égarement.
38
Six jours plus tard, Hervé
Joncour s’embarqua, à Takaoka, sur un navire de contrebandiers hollandais qui
le déposa à Sabirk. De là, il remonta la frontière chinoise jusqu’au lac
Baïkal, traversa quatre mille kilomètres de terre sibérienne, franchit les
monts Oural, atteignit Kiev et parcourut en train toute l’Europe, d’est en
ouest, avant d’arriver, après trois mois de voyage, en France. Le premier
dimanche d’avril – à temps pour la grand-messe – il était
aux portes de Lavilledieu. Il fit arrêter sa voiture et, pendant quelques
minutes, resta assis, immobile, derrière les rideaux tirés. Puis il descendit
et continua à pied, pas après pas, avec une fatigue infinie.
Baldabiou lui demanda s’il avait
vu la guerre.
— Pas celle que
j’attendais, répondit-il.
La nuit, il vint dans le lit
d’Hélène et l’aima avec une telle impatience qu’elle prit peur et ne put
retenir ses larmes. Quand elle vit qu’il s’en apercevait, elle s’efforça de lui
sourire.
— C’est seulement que je
suis tellement heureuse lui dit-elle doucement.
39
Hervé Joncour remit les œufs aux
sériciculteurs de Lavilledieu. Puis, pendant plusieurs jours, il ne se montra
plus dans le pays, négligeant même son habituel et quotidien passage chez
Verdun. Aux premiers jours de mai, à la stupeur générale, il acheta la maison
abandonnée de Jean Berbek, celui qui s’était arrêté un jour de parler et
jusqu’à sa mort n’avait plus rien dit. Tout le monde pensa qu’il avait en tête
d’y faire son nouvel atelier. Il ne s’occupa même pas de la débarrasser. Il y
allait, de temps en temps, et il restait là, seul, dans ces pièces, à quoi
faire, on n’en savait rien. Un jour, il y emmena Baldabiou.
— Tu sais, toi pourquoi
Jean Berbek s’est arrêté de parler ? lui demanda-t-il.
— C’est une des nombreuses
choses qu’il n’a jamais dites.
Des années s’étaient écoulées
mais il y avait encore les cadres accrochés au mur et les casseroles sur
l’égouttoir, à côté de l’évier. Ce n’était pas très gai, et Baldabiou, pour sa
part, serait volontiers ressorti. Mais Hervé Joncour continuait à regarder,
fasciné, ces murs moisis et morts. C’était évident : il cherchait quelque
chose, ici.
— Peut-être que ta vie, des
fois, elle tourne d’une drôle de manière, et qu’il n’y a plus rien à ajouter.
Dit-il.
— Plus rien. Plus jamais.
Baldabiou n’était pas vraiment
taillé pour les conversations sérieuses. Il regardait le lit de Jean Berbek.
— Peut-être que n’importe
qui serait devenu muet, dans une maison aussi affreuse.
Hervé Joncour continua pendant
des jours encore à mener une vie retirée, se montrant rarement, dans le pays,
et consacrant tout son temps à travailler au projet du parc qu’un jour ou
l’autre il construirait. Il noircissait des feuilles et des feuilles de dessins
bizarres, on aurait dit des machines. Un soir, Hélène lui demanda
— Qu’est-ce que
c’est ?
— C’est une volière.
— Une volière ?
— Oui.
— Et pour servir à
quoi ?
Hervé Joncour gardait les yeux
fixés sur ces dessins.
— Tu la remplis d’oiseaux,
le plus que tu peux, et le jour où il t’arrive quelque chose d’heureux, tu
ouvres la porte en grand et tu les regardes s’envoler.
40
À la fin du mois de juillet,
Hervé Joncour partit, accompagné de sa femme, pour Nice. Ils s’installèrent
dans une petite villa, sur le bord de la mer. C’était Hélène qui l’avait voulu,
persuadée que la tranquillité d’un refuge isolé réussirait à tempérer l’humeur
mélancolique qui semblait s’être emparée de son mari. Elle avait eu l’adresse,
néanmoins, de faire passer ce choix pour un caprice personnel, offrant à
l’homme qu’elle aimait le plaisir de le lui pardonner.
Ils vécurent ensemble trois
semaines de menu et inentamable bonheur. Dans les journées où la chaleur se
faisait plus clémente, ils louaient un fiacre et s’amusaient de découvrir les
villages cachés sur les collines, où la mer ressemblait à un décor de papier
peint. Parfois, ils allaient en ville pour un concert ou une occasion mondaine.
Un soir, ils acceptèrent l’invitation d’un baron italien qui fêtait son
soixantième anniversaire par un dîner solennel à l’Hôtel Suisse. On en était au
dessert, quand Hervé Joncour leva les yeux vers Hélène. Elle était assise de
l’autre côté de la table, à côté d’un séduisant gentleman anglais qui,
curieusement, arborait au revers de son habit un anneau de petites fleurs
bleues. Hervé Joncour le vit se pencher vers Hélène et lui murmurer quelque
chose à l’oreille. Hélène se mit à rire, d’un rire superbe, et en riant fléchit
un peu la tête vers le gentleman anglais, allant jusqu’à effleurer, de ses
cheveux, son épaule, en un geste qui était sans aucun embarras mais qui avait
seulement une exactitude déconcertante. Hervé Joncour baissa les yeux sur son
assiette. Il ne put s’empêcher de remarquer que sa propre main, serrée sur la
petite cuillère en argent, s’était mise indéniablement à trembler.
Plus tard, au fumoir, Hervé
Joncour, chancelant du trop d’alcool qu’il avait bu, s’approcha d’un homme qui,
assis, seul, à une table, regardait devant lui, une expression vaguement ahurie
sur le visage. Il se pencha vers lui et lui dit lentement
— Je dois vous communiquer
quelque chose de très important, monsieur. Nous sommes tous répugnants. Nous
sommes tous merveilleux, et nous sommes tous répugnants.
L’homme venait de Dresde. Il
faisait du trafic de viande et ne comprenait pas bien le français. Il éclata
d’un rire fracassant, secouant la tête en signe d’acquiescement, à plusieurs
reprises : on aurait dit qu’il n’allait plus s’arrêter.
Hervé Joncour et sa femme
demeurèrent sur la Riviera jusqu’au début du mois de septembre. Ils quittèrent
à regret la petite villa, car ils avaient senti léger, entre ces murs, le lot
de s’aimer.
41
Baldabiou arriva chez Hervé
Joncour de bon matin. Ils s’assirent sous le porche.
— Il n’est pas
extraordinaire, ce parc.
— Je n’ai pas encore
commencé à le construire, Baldabiou.
— Ah c’est pour ça.
Baldabiou ne fumait jamais, le
matin. Il sortit sa pipe, la bourra et l’alluma.
— J’ai rencontré ce
Pasteur. Il est bien, cet homme. Il m’a montré. Il est capable de reconnaître
les œufs malades des œufs sains. Il ne sait pas les soigner, bien sûr. Mais il
peut isoler ceux qui sont sains. Et il dit que probablement trente pour cent de
ceux que nous produisons le sont.
Pause.
— On dit qu’au Japon la
guerre a éclaté, cette fois pour de bon. Les Anglais donnent des armes au
gouvernement, les Hollandais aux rebelles. Il paraît qu’ils sont d’accord entre
eux. Ils vont les laisser s’étriper, et ensuite ils prendront tout et se le
partageront. Le consulat français regarde, eux pour regarder ils sont toujours
là. Bons qu’à envoyer des dépêches pour raconter les massacres et les étrangers
égorgés comme des moutons. Pause.
— Il y en a encore, du
café ? Hervé Joncour lui versa du café. Pause.
— Ces deux Italiens,
Ferreri et l’autre, ceux qui sont allés en Chine, l’année dernière… ils sont
revenus avec quinze mille onces d’œufs, de la bonne marchandise, ceux de Bollet
aussi en ont acheté, ils disent que c’est de la première qualité. Ils repartent
dans un mois…ils nous ont proposé une affaire intéressante, ils font des prix honnêtes,
onze francs l’once, tout couvert par les assurances. Ce sont des gens sérieux,
avec une organisation derrière, ils vendent des œufs à la moitié de l’Europe.
Des gens sérieux, je te dis.
Pause.
— Je ne sais pas, mais
peut-être qu’on pourrait y arriver. Avec nos œufs, avec le travail que fait
Pasteur, et puis ce qu’on peut acheter aux deux Italiens… on pourrait y
arriver. Les autres, dans le pays, ils disent que c’est une folie de t’envoyer
là-bas… avec tout ce que ça coûte… ils disent que c’est trop risqué, et ils ont
raison, les autres fois c’était différent, mais maintenant… maintenant c’est
difficile d’en revenir vivant, de là-bas. Pause.
— Ce qu’il y a, c’est
qu’ils ne veulent pas risquer de perdre les œufs. Et moi, je ne veux pas
risquer de te perdre, toi.
Hervé Joncour resta un moment
les yeux fixés sur le parc qui n’existait pas. Puis il fit quelque chose qu’il
n’avait jamais fait.
— J’irai au Japon,
Baldabiou. Dit-il.
— J’achèterai ces œufs, et
s’il le faut, je les achèterai avec mon propre argent. Tu dois juste décider si
je vous les vends, à vous ou à quelqu’un d’autre.
Baldabiou ne s’y attendait pas.
C’était comme de voir gagner le manchot, au dernier coup, sur un quatre bandes,
une géométrie impossible.
42
Baldabiou annonça aux éleveurs de
Lavilledieu que Pasteur était peu crédible, que ces deux Italiens avaient déjà
escroqué une bonne moitié de l’Europe, qu’au Japon la guerre serait terminée
avant l’hiver et que sainte Agnès, en rêve, lui avait demandé s’ils n’étaient
pas tous une armée de trouille-au-cul. À Hélène seulement il ne put mentir.
— Est-il vraiment
nécessaire qu’il parte, Baldabiou ?
— Non.
— Alors, pourquoi ?
— Je ne peux pas l’en
empêcher. Et s’il veut aller là-bas, je peux seulement lui donner une raison de
plus pour revenir.
Tous les éleveurs de Lavilledieu
versèrent, bon gré mal gré, leur quote-part pour financer l’expédition. Hervé
Joncour commença ses préparatifs et, aux premiers jours d’octobre, fut prêt à
partir. Hélène, comme toutes les années, l’aida, sans rien lui demander, et en
lui cachant ce qui pouvait l’inquiéter. Le dernier soir seulement, après avoir
éteint la lumière, elle trouva la force de lui dire
— Promets-moi que tu
reviendras. D’une voix ferme, sans douceur.
— Promets-moi que tu
reviendras. Dans le noir, Hervé Joncour répondit
— Je te le promets.
43
Le 10 octobre 1864, Hervé
Joncour partit pour son quatrième voyage au Japon. Il passa la frontière près
de Metz, traversa le Wurtemberg et la Bavière, pénétra en Autriche, atteignit
par le train Vienne puis Budapest, et poursuivit jusqu’à Kiev. Il parcourut à
cheval deux mille kilomètres de steppe russe, franchit les monts Oural, entra
en Sibérie, voyagea pendant quarante jours avant d’atteindre le lac Baïkal, que
les gens de l’endroit appelaient : le saint. Il redescendit le cours du
fleuve Amour, longeant la frontière chinoise jusqu’à l’Océan, et quand il fut à
l’Océan, resta onze jours dans le port de Sabirk en attendant qu’un navire de
contrebandiers hollandais l’amène à Capo Teraya, sur la côte ouest du Japon. À
cheval, en empruntant les routes secondaires, il traversa les provinces
d’Ishikawa, Toyama, Niigata, et il pénétra dans celle de Fukushima. Quand il
arriva à Shirakawa, il trouva la ville à demi détruite, et une garnison de
soldats du gouvernement qui bivouaquait dans les ruines. Il contourna la ville
par l’est et pendant cinq jours attendit en vain l’émissaire d’Hara Kei. À
l’aube du sixième jour, il partit vers les collines, en direction du Nord. Il
n’avait que quelques cartes, approximatives, et ce qu’il lui restait de ses
souvenirs. Il erra pendant plusieurs jours, jusqu’au moment où il reconnut une
rivière, puis un bois, puis une route. Au bout de la route, il trouva le
village d’Hara Kei : entièrement brûlé : les maisons, les arbres,
tout.
Il n’y avait plus rien.
Pas âme qui vive.
Hervé Joncour resta immobile,
regardant l’énorme brasier éteint. Il avait derrière lui une route longue de
huit mille kilomètres. Et devant lui, rien. Brusquement, il vit ce qu’il
croyait invisible.
La fin du monde.
44
Hervé Joncour resta pendant des
heures au milieu des ruines. Il n’arrivait pas à partir, bien qu’il sût que
chaque heure, perdue là, pouvait signifier le désastre, pour lui, et pour
Lavilledieu tout entier : il n’avait pas les œufs et, même s’il en avait trouvé,
il ne lui restait plus que deux petits mois pour traverser le monde avant
qu’ils n’éclosent, se transformant en un tas de larves inutiles. Même un seul
jour de retard pouvait signifier la fin. Il le savait, et pourtant il
n’arrivait pas à partir. Il resta donc là, jusqu’au moment où il se passa
quelque chose de surprenant et d’absurde : du néant, tout à coup, surgit
un jeune garçon. Vêtu de haillons, il marchait lentement, fixant l’étranger
avec la peur dans les yeux. Hervé Joncour ne bougea pas. Le garçon fit encore
quelques pas, et s’arrêta. Ils restèrent là, à se regarder, à quelques mètres
l’un de l’autre. Puis le garçon prit quelque chose sous ses haillons,
s’approcha d’Hervé Joncour en tremblant de peur, et le lui tendit. Un gant.
Hervé Joncour revit la rive d’un lac, et une robe orangée abandonnée par terre,
et les petites ondes qui déposaient l’eau sur le bord, comme envoyées là, de
très loin. Il prit le gant et sourit au garçon.
— C’est moi, le Français…
l’homme de la soie, le Français, tu comprends ?… c’est moi.
Le garçon cessa de trembler.
— Français…
Il avait les yeux brillants,
mais il riait. Il commença à parler, criant presque, et à courir, en faisant
signe à Hervé Joncour de le suivre. Il disparut dans un sentier qui pénétrait
dans le bois, en direction des montagnes.
Hervé Joncour ne bougea pas. Il
tournait ce gant entre ses mains, comme s’il était la seule chose qui lui fût
restée d’un monde englouti. Il savait que maintenant c’était trop tard. Et
qu’il n’avait pas le choix.
Il se leva. Lentement, il
s’approcha de son cheval. Monta en selle. Puis fit quelque chose de bizarre. Il
serra les talons contre le ventre de l’animal. Et partit. En direction du bois,
derrière le garçon, de l’autre côté de la fin du monde.
45
Ils voyagèrent pendant plusieurs
jours, remontant vers le Nord, à travers les montagnes. Hervé Joncour ignorait
où ils allaient mais il laissa le garçon le guider, sans tenter de
l’interroger. Ils rencontrèrent deux villages. Les gens se cachaient dans les
maisons. Les femmes se sauvaient. Le garçon s’amusait comme un fou à leur crier
après des choses incompréhensibles. Il n’avait pas plus de quatorze ans. Il
n’arrêtait pas de souffler dans un petit instrument en roseau dont il tirait
les cris de tous les oiseaux du monde. On aurait dit qu’il vivait le plus beau
moment de sa vie.
Le cinquième jour, ils
arrivèrent en haut d’un col. Le garçon désigna un point, devant eux, sur la
route qui descendait dans la vallée. Hervé Joncour prit sa longue-vue, et ce
qu’il vit était une sorte de cortège : des hommes armés, des femmes et des
enfants, des chariots, des animaux. Un village entier : sur les chemins.
Il vit, à cheval, vêtu de noir, Hara Kei. Derrière lui se balançait une chaise
à porteurs fermée sur les quatre côtés par des pièces d’étoffe aux couleurs
éclatantes.
46
Le petit garçon descendit du
cheval, dit quelque chose, et se sauva. Avant de disparaître parmi les arbres,
il se retourna et resta là un instant, cherchant un geste pour dire que c’avait
été un très beau voyage.
— C’a été un très beau
voyage, lui cria Hervé Joncour.
Toute la journée, Hervé Joncour
suivit, de loin, la caravane. Quand il la vit s’arrêter pour la nuit, il
continua d’avancer sur la route, jusqu’à ce que deux hommes armés viennent à sa
rencontre, qui prirent son cheval et ses bagages, et l’emmenèrent dans une
tente. Il attendit longtemps, puis Hara Kei arriva. Il ne salua pas. Ne s’assit
pas non plus.
— Comment êtes-vous arrivé
jusqu’ici, Français ?
Hervé Joncour ne répondit pas.
— Je vous ai demandé qui
vous a amené jusqu’ici.
Silence.
— Il n’y a rien ici pour
vous. Il n’y a que la guerre. Et ce n’est pas la vôtre. Allez-vous-en.
Hervé Joncour sortit une petite
bourse de cuir, l’ouvrit et la vida sur le sol. Des écailles d’or.
— La guerre est un jeu qui
coûte cher. Vous avez besoin de moi. Et moi j’ai besoin de vous.
Hara Kei ne regarda même pas
l’or répandu sur le sol. Il tourna le dos et s’en alla.
47
Hervé Joncour passa la nuit en
bordure du camp. Personne ne lui parla, personne ne semblait le voir. Les gens
dormaient par terre, près des feux. Il y avait deux tentes seulement. Près de
l’une d’elles, Hervé Joncour vit la chaise à porteurs, vide : accrochées
aux quatre coins, de petites cages : des oiseaux. Aux mailles des cages
pendaient de petites clochettes d’or. Elles tintaient, légères, dans la brise
de la nuit.
48
Quand il se réveilla, il vit
autour de lui le village qui s’apprêtait à se remettre en route. Il n’y avait
plus les tentes. La chaise à porteurs était encore là, ouverte. Les gens
montaient dans les chariots, en silence. Il se leva, regarda longuement autour
de lui, mais les yeux qui croisaient les siens avaient tous une forme
orientale, et se baissaient aussitôt. Il vit des hommes armés, et des enfants
qui ne pleuraient pas. Il vit les visages muets qu’ont les gens quand ils sont
en fuite. Et il vit un arbre, au bord de la route. Et accroché à une branche,
pendu, le garçon qui l’avait amené jusque-là.
Hervé Joncour s’approcha, et
resta là un moment, à le regarder, comme hypnotisé. Puis il dénoua la corde
attachée à l’arbre, recueillit le corps du jeune garçon, l’étendit sur le sol
et s’agenouilla près de lui. Il n’arrivait pas à détacher ses yeux de ce
visage. C’est ainsi qu’il ne vit pas le village se remettre en chemin mais
entendit seulement, comme de très loin, le bruit de cette procession qui le
frôlait, remontant la route. Il ne leva pas les yeux, même quand il entendit la
voix d’Hara Kei, à deux pas de lui, qui disait
— Le Japon est un très
ancien pays, le saviez-vous ? Sa loi est très ancienne : elle dit
qu’il existe douze crimes pour lesquels il est permis de condamner un homme à
mort. Et l’un de ces crimes est d’accepter de porter un message d’amour pour sa
maîtresse.
Hervé Joncour ne quitta pas des
yeux le visage du jeune garçon tué.
— Il ne portait aucun
message d’amour.
— C’est lui qui était un
message d’amour.
Hervé Joncour sentit quelque chose appuyer contre sa nuque, et lui faire
courber la tête vers le sol.
— C’est un fusil, Français.
Je vous demande de ne pas lever les yeux.
Hervé Joncour ne comprit pas
tout de suite. Puis il entendit, dans le bruissement de cette procession en
fuite, le son doré de mille clochettes minuscules qui se rapprochaient, petit à
petit, et bien qu’il n’eût devant les yeux que cette terre noire, il l’imaginait,
cette chaise à porteurs, oscillant comme un pendule, il la voyait, presque,
remonter le chemin, mètre par mètre, et se rapprocher, lente mais implacable,
portée par ces sons qui deviennent de plus en plus forts, insupportablement
forts, et de plus en plus proches, proches à le frôler, un vacarme doré, là,
devant lui, exactement devant lui maintenant – à cet instant
précis – devant lui.
Hervé Joncour releva la tête.
Des étoffes merveilleuses, des
tissus de soie, tout autour de la chaise à porteurs, mille couleurs, orange,
blanc, ocre, argent, pas la moindre ouverture dans ce nid magnifique, juste le
bruissement de ces couleurs ondoyant dans l’air, impénétrables, plus légères
que rien.
Hervé Joncour n’entendit pas une
explosion faucher sa vie. Il sentit ces sons s’éloigner, le canon du fusil
s’écarter, et la voix d’Hara Kei dire doucement
— Allez-vous-en, Français.
Et ne revenez plus jamais.
49
Seulement le silence, sur la
route. Le corps d’un jeune garçon, par terre. Un homme agenouillé. Jusqu’aux
dernières lueurs du jour.
50
Hervé Joncour mit onze jours
pour atteindre Yokohama. Il corrompit un fonctionnaire japonais et se procura
seize cartons d’œufs, qui provenaient du sud de l’île. Il les enveloppa dans
des linges de soie et les scella à l’intérieur de quatre boîtes en bois,
rondes. Il réussit à s’embarquer pour le continent, et aux premiers jours de
mars arriva sur la côte russe. Il choisit la voie la plus au nord, cherchant le
froid pour bloquer la vie des œufs et prolonger le temps qui restait avant leur
éclosion. Il traversa à marche forcée quatre mille kilomètres de Sibérie,
franchit les monts Oural et arriva à Saint-Pétersbourg. À prix d’or, il acheta
des quintaux de glace et les chargea, avec les œufs, dans la cale d’un cargo
qui se rendait à Hambourg. Il fallut six jours pour y arriver. Il déchargea ses
quatre boîtes en bois, rondes, et monta dans un train qui allait vers le Sud.
Au bout de onze heures de voyage, juste à la sortie d’un village appelé
Eberfeld, le train s’arrêta pour faire provision d’eau. Hervé Joncour regarda
autour de lui. Un soleil estival brillait, sur le vert des champs de blé, et
sur le monde entier. En face de lui était assis un négociant russe : il
avait ôté ses chaussures et s’éventait avec la dernière page d’un journal écrit
en allemand. Hervé Joncour le regarda. Il vit les taches de sueur sur sa
chemise et les gouttes qui perlaient à son front et sur son cou. Le Russe dit
quelque chose, en riant. Hervé Joncour lui sourit, se leva, prit ses bagages et
descendit du train. Il le remonta jusqu’au dernier wagon, un fourgon de
marchandises qui transportait du poisson et de la viande, conservés dans la
glace. L’eau dégoulinait comme d’une cuvette transpercée par des milliers de
projectiles. Il ouvrit la porte du fourgon, monta sur la plate-forme, et prit
l’une après l’autre ses boîtes en bois, rondes, les emporta à l’extérieur et
les posa par terre, à côté des rails. Puis il referma la porte, et attendit.
Quand le train fut prêt à partir, on lui hurla de faire vite et de remonter. Il
répondit en hochant la tête, et en envoyant un salut. Il vit le train
s’éloigner, puis disparaître. Il attendit de ne plus entendre un seul bruit.
Puis il se pencha sur une des boîtes, fit sauter les cachets et l’ouvrit. Il
procéda de même avec chacune des trois autres. Lentement, soigneusement.
Des millions de larves. Mortes.
On était le 6 mai 1865.
51
Hervé Joncour entra à
Lavilledieu neuf jours plus tard. Sa femme Hélène vit de loin la voiture
remonter l’allée ombragée de la maison. Elle se dit qu’elle ne devait pas
pleurer, et qu’elle ne devait pas s’enfuir.
Elle descendit jusqu’à la porte
d’entrée, l’ouvrit et s’arrêta sur le seuil.
Quand Hervé Joncour arriva près
d’elle, elle sourit. Il la serra dans ses bras, et lui dit doucement
— Reste avec moi, je te le
demande.
La nuit, ils veillèrent tard,
assis sur la pelouse devant la maison, l’un près de l’autre. Hélène parla de
Lavilledieu, et de tous ces mois passés à attendre, et aussi des derniers
jours, horribles.
— Tu étais mort. Dit-elle.
— Et il n’y avait plus rien
de beau, au monde.
52
Dans les fermes, à Lavilledieu,
les gens regardaient les mûriers couverts de feuilles et voyaient leur ruine.
Baldabiou avait trouvé un approvisionnement en œufs, mais les larves mouraient
dès qu’elles sortaient à la lumière. La soie grège obtenue à partir des rares
qui avaient survécu suffisait à peine à faire travailler deux des sept
filatures que comptait le pays.
— Tu n’aurais pas une idée
demanda Baldabiou.
— Une, répondit Hervé
Joncour.
Il fit savoir le lendemain qu’il
avait l’intention, cet été-là, de commencer la construction du parc autour de
sa maison. Il engagea des hommes et des femmes, dans le bourg, par dizaines.
Ils déboisèrent la colline et en émoussèrent la forme, adoucissant la pente qui
descendait vers la vallée. Avec des arbres et des baies, ils dessinèrent sur le
sol des labyrinthes légers et transparents. Avec des fleurs de toutes sortes,
ils créèrent des jardins qui s’ouvraient comme des clairières, par surprise, au
cœur de petits bosquets de bouleaux. Ils firent venir l’eau, depuis la rivière,
et la firent redescendre, de fontaine en fontaine, jusqu’à la limite
occidentale du parc, où elle formait un petit lac, entouré de prairies. Au sud,
au milieu des citronniers et des oliviers, ils construisirent une grande
volière, faite de bois et de fer, on aurait dit une broderie suspendue dans
l’air. Ils travaillèrent pendant quatre mois. À la fin de septembre, le parc
fut prêt. Personne, à Lavilledieu, n’avait jamais rien vu de pareil. Les gens
disaient qu’Hervé Joncour y avait dépensé tout son capital. Ils disaient aussi
qu’il était revenu différent, malade peut-être, du Japon. Ils disaient qu’il
avait vendu les œufs aux Italiens, et qu’il avait maintenant une fortune en or
qui l’attendait dans les banques à Paris. Ils disaient que s’il n’y avait pas
eu son parc, ils seraient tous morts de faim, cette année-là. Ils disaient que
c’était un escroc. Ils disaient que c’était un saint. Certains disaient :
il a quelque chose, comme une sorte de malheur sur lui.
53
Tout ce qu’Hervé Joncour dit, de
son voyage, fut que les œufs avaient éclos, dans un village près de Cologne, et
que ce village s’appelait Eberfeld.
Quatre mois et treize jours
après son retour, Baldabiou vint s’asseoir en face de lui, au bord du lac, à la
limite occidentale du parc, et lui dit
— De toute façon, il faudra
bien que tu la racontes à quelqu’un, un jour ou l’autre, la vérité.
Il le dit doucement, en faisant
un effort, car il ne croyait pas que la vérité pût, jamais, servir à quelque
chose.
Hervé Joncour porta son regard
vers le parc.
Il y avait l’automne, et une
fausse lumière, partout.
— La première fois que j’ai
vu Hara Kei, il portait une tunique sombre, il était assis les jambes croisées,
immobile, dans un coin de la pièce. Étendue près de lui, la tête posée sur ses
genoux, il y avait une femme. Ses yeux n’avaient pas une forme orientale, et
son visage était celui d’une jeune fille.
Baldabiou écouta, en silence,
jusqu’à la fin jusqu’au train à Eberfeld.
Il ne pensait rien.
Il écoutait.
Il eut mal d’entendre, à la fin,
Hervé Joncour dire doucement
— Je n’ai même jamais
entendu sa voix. Et un instant plus tard :
— C’est une souffrance
étrange. Doucement.
— Mourir de nostalgie pour
quelque chose que tu ne vivras jamais.
Ils remontèrent le parc en
marchant côte à côte. La seule chose que dit Baldabiou, ce fut
— Mais pourquoi diable
fait-il ce froid de canard ?
Dit-il, à un moment.
54
Au début de la nouvelle
année – 1866 – le Japon autorisa officiellement
l’exportation des œufs de vers à soie.
Pendant la décennie suivante, la
France irait jusqu’à importer pour dix millions de francs d’œufs japonais.
À partir de 1869, avec
l’ouverture du canal de Suez, se rendre au Japon n’allait d’ailleurs plus
demander que vingt jours de voyage. Et en revenir, un peu moins.
La soie artificielle serait
brevetée en 1884 par un Français nommé Chardonnet.
55
Six mois après son retour à
Lavilledieu, Hervé Joncour reçut par la poste une enveloppe de couleur
moutarde. Quand il l’ouvrit, il y trouva sept feuilles de papier, couvertes
d’une écriture dense et géométrique : encre noire : idéogrammes
japonais. Hormis le nom et l’adresse sur l’enveloppe, il n’y avait pas un seul
mot écrit en caractères occidentaux. D’après les timbres, la lettre semblait
venir d’Ostende.
Hervé Joncour la feuilleta, et
l’examina longtemps. On aurait dit un catalogue d’empreintes de petits oiseaux,
dressé avec une méticuleuse folie C’était surprenant de penser qu’en fait
c’étaient des signes, la cendre d’une voix brûlée.
56
Pendant des semaines, Hervé
Joncour garda la lettre sur lui, pliée en deux, glissée dans sa poche. Quand il
changeait de costume, il remettait la lettre en place dans le nouveau. Jamais
il ne l’ouvrit pour la regarder. De temps en temps, il la tournait entre ses
doigts, pendant qu’il parlait avec un métayer, ou attendait que l’heure du
dîner arrive, assis sous la véranda. Un soir, il se mit à l’examiner contre la
lumière de la lampe, dans son bureau. En transparence, les empreintes de ces
oiseaux minuscules parlaient, d’une voix étouffée. Elles disaient quelque chose
d’absolument insignifiant, ou bien capable de bouleverser une existence :
c’était impossible de le savoir, et cette idée plaisait à Hervé Joncour. Il
entendit Hélène arriver. Il posa la lettre sur la table. Elle s’approcha et,
comme tous les soirs, avant de se retirer dans sa chambre, voulut lui donner un
baiser. Quand elle se pencha vers lui, sa chemise de nuit s’entrouvrit
légèrement, sur sa poitrine. Hervé Joncour vit qu’elle ne portait rien,
dessous, et que ses seins étaient petits, d’un blanc immaculé comme ceux d’une
jeune fille. Pendant quatre jours, il continua de mener sa vie, sans rien
changer aux rites prudents de ses journées. Le matin du cinquième jour, il mit
un élégant complet gris et partit pour Nîmes. Il annonça qu’il serait de retour
avant le soir.
57
Rue Moscat, au numéro 12,
tout était pareil que trois années plus tôt. La fête n’était toujours pas
terminée. Les filles étaient toutes jeunes et françaises. Le pianiste jouait,
en sourdine, des airs aux senteurs de Russie. C’était peut-être la vieillesse,
peut-être quelque sale douleur : à la fin de chaque morceau, il ne se
passait plus la main droite dans les cheveux, et ne murmurait plus, doucement,
— Voilà.
Il restait muet, regardant ses
mains, déconcerté.
58
Madame Blanche l’accueillit sans
un mot. Ses cheveux noirs, brillants, son visage oriental, parfait. Petites
fleurs bleues aux doigts, comme autant de bagues. Une robe longue, blanche,
presque transparente. Pieds nus.
Hervé Joncour s’assit en face
d’elle. Il sortit la lettre de sa poche.
— Vous vous souvenez de
moi ?
Madame Blanche acquiesça d’un
signe millimétrique de la tête.
— J’ai à nouveau besoin de
vous.
Il lui tendit la lettre. Elle
n’avait aucune raison de le faire mais elle la prit, et l’ouvrit. Elle regarda
les sept feuillets, l’un après l’autre, puis elle leva les yeux vers Hervé
Joncour.
— Je n’aime pas cette
langue, monsieur. Je veux l’oublier, et je veux oublier ce pays, et ma vie
là-bas, et tout le reste.
Hervé Joncour demeura immobile,
les mains serrées sur les accoudoirs de son fauteuil.
— Je lirai cette lettre
pour vous. Je le ferai. Et je ne veux pas d’argent. Mais je veux une
promesse : ne revenez plus jamais me demander cela.
— Je vous le promets,
madame.
Elle le regarda bien dans les
yeux. Puis elle baissa le regard sur la première page de la lettre, papier de
riz, encre noire.
— Mon seigneur bien-aimé.
Dit-elle
— n’aie pas peur, ne
bouge pas, garde le silence, personne ne nous verra.
59
Reste ainsi, je veux te
regarder, je t’ai tellement regardé mais tu n’étais pas pour moi et à présent
tu es pour moi, ne t’approche pas, je t’en prie, reste comme tu es, nous avons
une nuit pour nous seuls, et je veux te regarder, jamais je ne t’ai vu ainsi,
ton corps pour moi, ta peau, ferme les yeux, et caresse-toi, je t’en prie,
dit Madame Blanche, Hervé
Joncour écoutait, n’ouvre pas les yeux, si tu le peux, et caresse-toi, tes
mains sont si belles, j’ai rêvé d’elles tant de fois que je veux les voir
maintenant, j’aime les voir ainsi, sur ta peau, continue je t’en prie, n’ouvre
pas les yeux, je suis là, personne ne peut nous voir et je suis près de toi,
caresse-toi mon bien-aimé seigneur, caresse ton sexe, je t’en prie, tout
doucement,
elle s’arrêta, Continuez, je
vous en prie, dit-il, elle est belle, ta main sur ton sexe, ne t’arrête pas,
j’aime la regarder et te regarder, mon bien-aimé seigneur, n’ouvre pas les
yeux, pas encore, tu ne dois pas avoir peur, je suis près de toi m’entends-tu ?
je suis là, à te frôler, c’est de la soie, la sens-tu ? c’est la soie de
ma robe, n’ouvre pas les yeux et tu auras ma peau,
dit-elle, lisant doucement, avec
la voix d’une femme-enfant,
tu auras mes lèvres, quand je
te toucherai pour la première fois ce sera avec mes lèvres, tu ne sauras pas
ou, à un certain moment tu sentiras la chaleur de mes lèvres, sur toi tu ne
sauras pas où si tu n’ouvres pas les yeux, ne les ouvre pas, tu sentiras ma
bouche, tu ne sauras pas où, tout à coup,
il écoutait, immobile, de la
pochette de son complet gris dépassait un mouchoir blanc, immaculé,
ce sera peut-être dans tes
yeux, j’appuierai ma bouche sur tes paupières et sur tes cils, tu sentiras la
chaleur pénétrer à l’intérieur de ta tête, et mes lèvres dans tes yeux, dedans,
ou bien ce sera sur ton sexe, j’appuierai mes lèvres, là, et je les
entrouvrirai en descendant peu à peu,
dit-elle, et sa tête était
penchée sur les feuilles, et elle effleurait son cou du bout des doigts,
lentement,
je laisserai ton sexe ouvrir
ma bouche, pénétrer entre mes lèvres, presser contre ma langue, ma salive
descendra le long de ta peau jusque dans ta main, mon baiser et ta main, l’un
et l’autre mêlés, sur ton sexe,
il écoutait, il tenait son
regard fixé sur un cadre d’argent, vide, accroché au mur,
et puis à la fin je baiserai
ton cœur, parce que je te veux, je mordrai la peau qui bat sur ton cœur, parce
que je te veux, et quand j’aurai ton cœur sous mes lèvres tu seras à moi
vraiment avec ma bouche dans ton cœur tu seras à moi, pour toujours, si tu ne
me crois pas alors ouvre les yeux mon bien-aimé seigneur et regarde-moi, je
suis là, quelqu’un pourra-t-il jamais effacer cet instant, mon corps que la
soie ne recouvre plus, tes mains qui le touchent, tes yeux qui le regardent,
dit-elle, et elle s’était
penchée vers la lampe, la lumière éclairait les feuilles et passait à travers
sa robe transparente,
tes doigts dans mon sexe, ta
langue sur mes lèvres, toi qui glisses sous moi, et prends mes hanches, et me
soulèves, et me laisses glisser sur ton sexe, doucement quelqu’un pourrait-il
effacer cela, toi qui en moi lentement bouges, tes mains sur mon visage, tes
doigts dans ma bouche, le plaisir dans tes yeux, ta voix, tu bouges lentement
et cela me fait presque mal, mon plaisir, ma voix,
il écoutait, il se tourna à un
moment pour la regarder, la vit, voulut baisser les yeux mais ne le put,
mon corps sur le tien, ton
dos qui me soulève, tes bras qui ne me laissent pas partir, les coups à
l’intérieur de moi, la violence et la douceur, je vois tes yeux chercher les
miens, ils veulent savoir jusqu’où me faire mal, jusqu’où tu veux, mon
bien-aimé seigneur, il n’y a pas de fin, cela ne peut finir, ne le vois-tu
pas ? personne jamais ne pourra effacer cet instant, pour toujours tu
lanceras ta tête en arrière, en criant, pour toujours je fermerai les yeux, laissant
mes larmes se détacher de mes cils, ma voix dans la tienne, ta violence à me
tenir serrée, il n’y a plus de temps pour fuir ni de force pour résister, cet
instant-là devait être, cet instant est, crois-moi mon bien-aimé seigneur, et
cet instant sera, maintenant et à jamais, il sera, jusqu’à la fin,
dit-elle, dans un filet de voix,
puis elle s’arrêta.
Il n’y avait pas d’autres
signes, sur la feuille qu’elle tenait à la main : la dernière. Mais quand
elle la retourna pour la poser, elle vit au verso quelques signes encore,
soigneusement alignés, encre noire au centre de la page blanche. Elle leva le
regard sur Hervé Joncour. Ses yeux la fixaient, et elle comprit que c’étaient
des yeux magnifiques. Elle regarda à nouveau la feuille.
— Nous ne nous verrons
plus, mon seigneur.
Dit-elle.
— Ce qui était pour
nous, nous l’avons fait, et vous le savez. Croyez-moi : nous l’avons fait
pour toujours. Gardez votre vie à l’abri de moi. Et n’hésitez pas un instant,
si c’est utile à votre bonheur, à oublier cette femme qui à présent vous dit,
sans regret, adieu.
Elle continua quelques instants
à regarder la feuille, puis la posa sur les autres, à côté d’elle sur une
petite table en bois clair. Hervé Joncour ne bougea pas. Mais il tourna la tête
et baissa les yeux. Il regarda fixement le pli de son pantalon, à peine marqué
mais parfait, sur sa jambe droite, de l’aine jusqu’au genou, impeccable.
Madame Blanche se leva, se
pencha vers la lampe et l’éteignit. Il n’y eut plus dans la pièce que le peu de
lumière qui, par la fenêtre, arrivait du salon. Elle s’approcha d’Hervé
Joncour, fit glisser de son doigt une bague de minuscules fleurs bleues et la
posa à côté de lui. Puis elle traversa la pièce, ouvrit une petite porte
peinte, cachée dans le mur, et disparut en la laissant à demi fermée, derrière
elle.
Hervé Joncour demeura longtemps
dans cette lumière étrange, tournant dans ses doigts une bague de minuscules
fleurs bleues. Du salon arrivaient les notes d’un piano fatigué : elles
diluaient le temps, tu avais presque du mal à le reconnaître.
Finalement il se leva,
s’approcha de la petite table en bois clair, rassembla les sept feuillets de
papier de riz. Il traversa la pièce, passa sans se retourner devant la petite
porte à demi fermée, et s’en alla.
60
Hervé Joncour passa les années
qui suivirent en choisissant pour lui-même l’existence limpide d’un homme
n’ayant plus de besoins. Ses journées s’écoulaient sous la tutelle d’une
émotion mesurée. À Lavilledieu, les gens recommencèrent à l’admirer, parce
qu’il leur semblait voir en lui une manière exacte d’être au monde. Ils
disaient qu’il était ainsi même dans sa jeunesse, avant le Japon.
Avec sa femme Hélène, il prit
l’habitude, chaque année, de faire un petit voyage. Ils virent Naples, Rome,
Madrid, Munich, Londres. Une année, ils poussèrent jusqu’à Prague, où tout leur
sembla : théâtre. Ils voyageaient sans dates ni programmes. Tout les
étonnait : en secret, leur bonheur aussi. Quand ils éprouvaient la
nostalgie du silence, ils revenaient à Lavilledieu.
Si on le lui avait demandé,
Hervé Joncour aurait répondu qu’ils allaient continuer de vivre ainsi,
toujours. Il avait en lui la quiétude inentamable des hommes qui se sentent à
leur place. Parfois, les jours de vent, il descendait à travers le parc
jusqu’au lac, et restait pendant des heures, sur le bord, à regarder la surface
de l’eau se rider en formant des figures imprévisibles qui brillaient au
hasard, dans toutes les directions. De vent, il n’y en avait qu’un seul :
mais sur ce miroir d’eau on aurait dit qu’ils étaient mille, à souffler. De
partout. Un spectacle. Inexplicable et léger.
Parfois, les jours de vent,
Hervé Joncour descendait jusqu’au lac et passait des heures à le regarder,
parce qu’il lui semblait voir, dessiné sur l’eau, le spectacle léger, et
inexplicable, qu’avait été sa vie.
61
Le 16 juin 1871, dans
l’arrière-salle du café de Verdun, peu avant midi, le manchot réussit un quatre
bandes absurde, avec effet rétro. Baldabiou resta penché au-dessus de la table,
une main derrière le dos, l’autre tenant sa queue de billard, incrédule.
— Ça alors.
Il se redressa, posa la queue de
billard et sortit sans saluer. Trois jours plus tard, il partit. Il fit cadeau
de ses deux filatures à Hervé Joncour.
— Je ne veux plus entendre
parler de soie, Baldabiou.
— Vends-les, imbécile.
Personne ne réussit à lui faire
cracher où diable il s’était mis en tête d’aller. Et pour faire quoi, en plus.
Il dit seulement quelque chose à propos de sainte Agnès, que personne ne
comprit vraiment.
Le matin où il partit, Hervé
Joncour l’accompagna, avec Hélène, jusqu’à la gare du chemin de fer d’Avignon.
Il avait avec lui une seule valise, ce qui était, là encore, passablement
inexplicable. Quand il vit le train, arrêté le long du quai, il posa sa valise.
— Autrefois j’ai connu un
type qui s’était fait construire un chemin de fer pour lui tout seul.
Dit-il.
— Et le plus beau, c’est
qu’il l’avait fait tout droit, des centaines de kilomètres sans un seul virage.
Il y avait une raison à ça, d’ailleurs, mais je l’ai oubliée. On oublie
toujours les raisons. Quoi qu’il en soit : adieu.
Les conversations sérieuses, il
n’était pas vraiment taillé pour. Et un adieu, c’est une conversation sérieuse.
Ils les virent s’éloigner, sa
valise et lui, pour toujours.
Alors Hélène fit une drôle de
chose. Elle s’écarta d’Hervé Joncour, et elle courut après Baldabiou, pour le
rattraper, et elle le serra dans ses bras, fort et tout en le serrant éclata en
larmes.
Elle ne pleurait jamais, Hélène.
Hervé Joncour vendit les deux
filatures pour un prix ridicule à Michel Lariot, un brave homme qui pendant
vingt ans avait joué aux dominos, tous les samedis soir, avec Baldabiou, en
perdant à chaque fois, avec une constance imperturbable. Il avait trois filles.
Les deux premières s’appelaient Florence et Sylvie. Mais la troisième : Agnès.
62
Trois années plus tard, pendant
l’hiver de 1874, Hélène tomba malade, d’une fièvre cérébrale qu’aucun médecin
ne put expliquer ni soigner. Elle mourut au début du mois de mars, un jour de
pluie.
Pour l’accompagner, en silence,
dans l’avenue qui montait au cimetière, tout Lavilledieu fut là : parce
que c’était une femme délicate, qui n’avait pas répandu la souffrance autour
d’elle.
Hervé Joncour fit graver sur sa
tombe un seul mot.
Hélas.
Il remercia tout le monde,
répéta mille fois qu’il n’avait besoin de rien, et rentra chez lui. Jamais la
maison ne lui avait paru aussi grande : et jamais aussi illogique son
destin.
Comme le désespoir était un
excès qu’il ne connaissait pas, il se pencha sur ce qu’il lui était resté de sa
vie, et recommença à en prendre soin, avec la ténacité inébranlable d’un
jardinier au travail, le matin qui suit l’orage.
63
Deux mois et onze jours après la
mort d’Hélène, Hervé Joncour se trouva aller au cimetière et découvrir, à côté
des roses qu’il déposait chaque semaine sur la tombe de sa femme, un anneau de
minuscules fleurs bleues. Il se courba pour les examiner et resta longtemps
dans cette position qui, de loin, n’aurait pas manqué d’apparaître, aux yeux
d’éventuels témoins, singulière sinon même ridicule. Rentré chez lui, il ne
sortit pas travailler dans le parc, comme il en avait l’habitude, mais resta
dans son bureau, à réfléchir. Il ne fit rien d’autre, pendant plusieurs jours.
Réfléchir.
64
Rue Moscat, au numéro 12,
il trouva l’atelier d’un tailleur. On lui dit que Madame Blanche n’était plus
là depuis des années. Il réussit à savoir qu’elle avait déménagé à Paris, où
elle était devenue la maîtresse d’un homme très important, peut-être même un
homme politique.
Hervé Joncour alla à Paris.
Il mit cinq jours à découvrir où
elle habitait. Il lui envoya un mot, en demandant à être reçu. Elle lui
répondit qu’elle l’attendait le lendemain, à quatre heures. Ponctuel, il monta
au deuxième étage d’un immeuble élégant du boulevard des Capucines. Une femme
de chambre lui ouvrit. Elle l’introduisit dans un salon et le pria de
s’asseoir. Madame Blanche arriva, dans une robe très élégante et très
française. Elle avait les cheveux qui retombaient sur ses épaules, comme le
voulait la mode parisienne. Elle n’avait pas de bagues de fleurs bleues, à ses
doigts. Elle s’assit en face d’Hervé Joncour, sans dire un mot. Et attendit.
Il la regarda dans les yeux.
Mais comme l’aurait fait un enfant.
— C’est vous qui l’avez
écrite, n’est-ce pas, cette lettre ?
Dit-il.
— Hélène vous a demandé de
l’écrire, et vous l’avez fait.
Madame Blanche resta immobile,
sans baisser les yeux, sans trahir le moindre étonnement. Puis elle dit
— Ce n’est pas moi qui l’ai
écrite. Silence.
— Cette lettre, c’est
Hélène qui l’a écrite. Silence.
— Elle l’avait déjà écrite
quand elle est venue chez moi. Elle m’a demandé de la recopier, en japonais. Et
je l’ai fait. C’est la vérité.
Hervé Joncour comprit à cet
instant qu’il continuerait d’entendre ces mots sa vie entière. Il se leva mais
demeura immobile, debout, comme si tout à coup il avait oublié où il devait
aller. La voix de Madame Blanche lui arriva comme de très loin.
— Elle a même voulu me la
lire, cette lettre.
Elle avait une voix superbe. Et
elle lisait ces phrases avec une émotion que je n’ai jamais pu oublier. C’était
comme si elles étaient, mais vraiment, les siennes.
Hervé Joncour était en train de
traverser la pièce, à pas très lents.
— Vous savez, monsieur, je
crois qu’elle aurait désiré, plus que tout, être cette femme. Vous ne pouvez
pas comprendre. Mais moi, je l’ai entendue lire cette lettre. Je sais que c’est
vrai.
Hervé Joncour était arrivé
devant la porte. Il posa la main sur la poignée. Sans se retourner il dit
doucement
— Adieu, madame.
Ils ne se revirent plus jamais.
65
Hervé Joncour vécut encore vingt-trois
années, la plupart d’entre elles serein et en bonne santé. Il ne s’éloigna plus
de Lavilledieu et ne quitta pas, jamais, sa maison. Il administrait sagement
ses biens, ce qui le garda pour toujours à l’abri de tout travail qui ne fût
pas l’entretien de son parc. Avec le temps, il commença à s’accorder un plaisir
qu’auparavant il s’était toujours refusé : à ceux qui venaient lui rendre
visite, il racontait ses voyages. En l’écoutant, les gens de Lavilledieu
apprenaient le monde, et les enfants découvraient l’émerveillement. Il
racontait avec douceur, regardant dans l’air des choses que les autres ne
voyaient pas.
Le dimanche, il allait jusqu’au
bourg, pour la grand-messe. Une fois l’an, il faisait le tour des filatures,
pour toucher la soie à peine née. Quand la solitude lui serrait le cœur, il
montait au cimetière, parler avec Hélène. Le reste de son temps s’écoulait dans
une liturgie d’habitudes qui réussissait à le défendre du malheur. Parfois, les
jours de vent, Hervé Joncour descendait jusqu’au lac et passait des heures à le
regarder, parce qu’il lui semblait voir, dessiné sur l’eau, le spectacle léger,
et inexplicable, qu’avait été sa vie.
FIN
[1] En français dans le texte (N.d.T.)
Ñïàñèáî, ÷òî ñêà÷àëè êíèãó â áåñïëàòíîé ýëåêòðîííîé áèáëèîòåêå BooksCafe.Net
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